Négation
du salut individuel. En 1946, peignant la liberté selon
Descartes, Sartre invitait l'homme a ressaisir les
pouvoirs dont il avait crédité le Dieu cartésien, le
plus libre et le plus créateur jamais conçu par un
philosophe. Dix ans plus tard, quand il écrit La
Critique de la Raison dialectique, il ne croit plus à
la possibilité d'un salut individuel.
L'enfer
pratico-inerte produit sur les individus ses ravages pétrifiants
et, s'il les unit en leur forgeant des chaînes
semblables, il les divise par la méfiance et par la
peur. Contre ces formes extrêmes et banales du mal,
l'homme isolé est sans défense. La lutte exige que
surgissent de nouveaux agents, dotés de pouvoirs inédits.
Dans la logique sartrienne, il ne peut s'agir que
d'individus, acquérant un statut différent: ces
acteurs, capables d'arracher les hommes à l'enfer
pratico-inerte, et de contenir, sinon d'exorciser, le
mal, Sartre les nomme, dans leur état initial, des
groupes en fusion.
Détenteurs
réels de la souveraineté, exerçant sur leurs membres
des pouvoirs de vie et de mort, pôles de fraternité
autant que de terreur, instruments des révolutions et
matrices d'"un homme nouveau", ils sont des
acteurs violents et positifs. Pour échapper à la
dislocation, ils doivent, pour durer, refaire de l'intérieur
et par un serment leur cohésion. Ils demeurent néanmoins
assujettis à la rareté et tombent aux mains de Princes
qui, bien que sortis de leur sein, les traitent en
objets.
Dans
son "anthropologie politique", Sartre
distingue deux structures sociales de base: les
collectifs et les groupes. Les premiers constituent le
socle même de la vie sociale; ils représentent la
forme sous laquelle les individus subissent passivement,
sous l'effet de déterminations extérieures, un destin
uniforme. Sécrétés par la rareté, les collectifs
rassemblent les hommes, mais sans les unir. Le groupe,
en revanche, se définit par son entreprise et par le
mouvement constant d'intégration qui vise à en faire
une praxis pure en extirpant de lui toute inertie. Dans
le collectif, "une multiplicité discrète
d'individus" agit; dans le groupe, cette
multiplicité se résorbe et s'intègre par fusion. Le
collectif "se définit par son être... ; c'est un
objet matériel et inorganique du champ pratico-inerte"
(307). Il induit la "dispersion",
l'"affirmation pétrifiée" de l'espoir (307);
le groupe suscite une révélation, une
"Apocalypse". Le passage du collectif au
groupe est un changement d'état: "dès ce moment,
quelque chose est donné qui n'est ni le groupe ni la série,
mais ce que Malraux a appelé, dans L'Espoir,
l'Apocalypse, c'est-à-dire la dissolution de la série
dans le groupe en fusion (391).
Les
collectifs.
Pour
rendre plus sensible la notion de collectif, suivons un
exemple que donne Sartre, le pillage des armureries
parisiennes le 12 juillet 1789. Des habitants de Paris,
prenant peur à la suite de rumeurs inquiétantes, dévalisent
un certain nombre d'armuriers. (Il est possible que l'événement
soit assez librement reconstruit par Sartre, mais peu
importe.) Quand des individus se sentent menacés, ils réagissent
simultanément et d'une façon similaire, quoique chacun
pour son propre compte. Leur objectif, qui est de se
protéger, reste individuel, leurs intérêts se
recouvrent sans pour autant être communs, chacun ne
songe qu'à lui-même. Dans ce rassemblement
effervescent, dans cette foule secouée par des bruits
et avide de nouvelles, les phénomènes d'imitation et
de contagion tiennent lieu d'apparente unité. Comme une
multitude de réactions identiques se produisent à la
fois, leurs effets s'additionnent à la façon d'une
force. Le rassemblement, bien que dépourvu d'unité
interne et d'objectifs communs, fait alors figure
d'agent et, de l'extérieur, on lui prête être et
volonté. Des individus, par peur d'un danger
indistinct, pillent des armuriers; l'autorité royale,
sur la foi de témoins et de policiers qui, eux, voient
là un phénomène de masse, conclut: le peuple de Paris
prend les armes! A cet instant pourtant, les pilleurs ne
représentent pas "le peuple de Paris". Cette
foule qui réagit sous l'empire de la crainte a bien
pour Sartre une conduite collective elle n'a pas de
"praxis commune". La conscience de son unité
et de sa force lui vient de l'extérieur, du pouvoir légal,
sous la forme d'une reconnaissance qui est aussi une méconnaissance.
"Le peuple de Paris s'arme!".
En
agissant, en se gonflant, cette foule découvre sa
propre puissance. Mais il faudra un événement nouveau,
une rupture, un saut, un réel changement d'état, pour
qu'apparaisse, dans cette masse divisée, dans ce
rassemblement tumultueux mais amorphe, ce qui, pour
Sartre, constitue le moteur humain de l'histoire: le
groupe. |