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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

LE MAL

Figures politiques du mal chez Sartre par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

- ÉTVDES  1983 - 

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Négation du salut individuel. En 1946, peignant la liberté selon Descartes, Sartre invitait l'homme a ressaisir les pouvoirs dont il avait crédité le Dieu cartésien, le plus libre et le plus créateur jamais conçu par un philosophe. Dix ans plus tard, quand il écrit La Critique de la Raison dialectique, il ne croit plus à la possibilité d'un salut individuel.

L'enfer pratico-inerte produit sur les individus ses ravages pétrifiants et, s'il les unit en leur forgeant des chaînes semblables, il les divise par la méfiance et par la peur. Contre ces formes extrêmes et banales du mal, l'homme isolé est sans défense. La lutte exige que surgissent de nouveaux agents, dotés de pouvoirs inédits. Dans la logique sartrienne, il ne peut s'agir que d'individus, acquérant un statut différent: ces acteurs, capables d'arracher les hommes à l'enfer pratico-inerte, et de contenir, sinon d'exorciser, le mal, Sartre les nomme, dans leur état initial, des groupes en fusion.

Détenteurs réels de la souveraineté, exerçant sur leurs membres des pouvoirs de vie et de mort, pôles de fraternité autant que de terreur, instruments des révolutions et matrices d'"un homme nouveau", ils sont des acteurs violents et positifs. Pour échapper à la dislocation, ils doivent, pour durer, refaire de l'intérieur et par un serment leur cohésion. Ils demeurent néanmoins assujettis à la rareté et tombent aux mains de Princes qui, bien que sortis de leur sein, les traitent en objets.

Dans son "anthropologie politique", Sartre distingue deux structures sociales de base: les collectifs et les groupes. Les premiers constituent le socle même de la vie sociale; ils représentent la forme sous laquelle les individus subissent passivement, sous l'effet de déterminations extérieures, un destin uniforme. Sécrétés par la rareté, les collectifs rassemblent les hommes, mais sans les unir. Le groupe, en revanche, se définit par son entreprise et par le mouvement constant d'intégration qui vise à en faire une praxis pure en extirpant de lui toute inertie. Dans le collectif, "une multiplicité discrète d'individus" agit; dans le groupe, cette multiplicité se résorbe et s'intègre par fusion. Le collectif "se définit par son être... ; c'est un objet matériel et inorganique du champ pratico-inerte" (307). Il induit la "dispersion", l'"affirmation pétrifiée" de l'espoir (307); le groupe suscite une révélation, une "Apocalypse". Le passage du collectif au groupe est un changement d'état: "dès ce moment, quelque chose est donné qui n'est ni le groupe ni la série, mais ce que Malraux a appelé, dans L'Espoir, l'Apocalypse, c'est-à-dire la dissolution de la série dans le groupe en fusion (391).

Les collectifs.

Pour rendre plus sensible la notion de collectif, suivons un exemple que donne Sartre, le pillage des armureries parisiennes le 12 juillet 1789. Des habitants de Paris, prenant peur à la suite de rumeurs inquiétantes, dévalisent un certain nombre d'armuriers. (Il est possible que l'événement soit assez librement reconstruit par Sartre, mais peu importe.) Quand des individus se sentent menacés, ils réagissent simultanément et d'une façon similaire, quoique chacun pour son propre compte. Leur objectif, qui est de se protéger, reste individuel, leurs intérêts se recouvrent sans pour autant être communs, chacun ne songe qu'à lui-même. Dans ce rassemblement effervescent, dans cette foule secouée par des bruits et avide de nouvelles, les phénomènes d'imitation et de contagion tiennent lieu d'apparente unité. Comme une multitude de réactions identiques se produisent à la fois, leurs effets s'additionnent à la façon d'une force. Le rassemblement, bien que dépourvu d'unité interne et d'objectifs communs, fait alors figure d'agent et, de l'extérieur, on lui prête être et volonté. Des individus, par peur d'un danger indistinct, pillent des armuriers; l'autorité royale, sur la foi de témoins et de policiers qui, eux, voient là un phénomène de masse, conclut: le peuple de Paris prend les armes! A cet instant pourtant, les pilleurs ne représentent pas "le peuple de Paris". Cette foule qui réagit sous l'empire de la crainte a bien pour Sartre une conduite collective elle n'a pas de "praxis commune". La conscience de son unité et de sa force lui vient de l'extérieur, du pouvoir légal, sous la forme d'une reconnaissance qui est aussi une méconnaissance. "Le peuple de Paris s'arme!".

 En agissant, en se gonflant, cette foule découvre sa propre puissance. Mais il faudra un événement nouveau, une rupture, un saut, un réel changement d'état, pour qu'apparaisse, dans cette masse divisée, dans ce rassemblement tumultueux mais amorphe, ce qui, pour Sartre, constitue le moteur humain de l'histoire: le groupe.