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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

LE MAL

Figures politiques du mal chez Sartre par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

- ÉTVDES  1983 - 

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En ce dernier demi-siècle, les assises du monde ont profondément changé. Les sciences, et les technologies qui reposent sur elles, forment les bases d’une civilisation matérielle tournée vers la richesse et la puissance. L'arme nucléaire d'une part, le terrorisme de l'autre, font coexister la dissuasion la plus sophistiquée et le chantage le plus primitif. La séparation entre l'état de paix et l'état de guerre, claire au siècle dernier, s'estompe. Avec la décolonisation, plusieurs dizaines d'États nouveaux sont apparus et le tiers monde est là, en face des pays développés, comme un partenaire, mais aussi comme un défi et comme un reproche. A côté des vieilles nations industrielles émergent, autour du Pacifique, de nouvelles puissances, ingénieuses et décidées. Les conditions de l'antique "autarkéia", de l'indépendance économique et politique, se sont modifiées: il faut aux unités politiques plus de territoires ou du moins plus de ressources humaines pour assurer leur sécurité et leur puissance. Il s'ensuit que des Etats, en Europe et ailleurs, éprouvent le besoin de s'unir. Pour un milliard et demi d'hommes le communisme, sous sa forme soviétique ou chinoise, est devenu une "religion d'État" qu'on n'embrasse ni ne quitte librement. Alors qu'on aurait pu croire que les États laïciseraient leur constitution et leur comportement, les phénomènes religieux sont une composante majeure de la politique. Les exemples abondent partition de l'Inde, formation de l'État d'Israël, renaissance et extension (en Afrique noire notamment) de l'Islam, problèmes de l'Ulster. De tels changements ne se produisent pas sans révolutions, sans convulsions, sans horreur.

L'émergence et la disparition des cités constituent un thème majeur de la réflexion politique "N'est-il pas vrai, dit l'Athénien dans Les Lois, que des milliers et des milliers de villes se sont succédé, et que non moins nombreuses, dans le même ordre de grandeur, furent celles qui disparurent? N'ont-elles pas aussi, chacune en son lieu, refait plusieurs fois le cycle des régimes?" Dans La Critique de la Raison dialectique (1960), Sartre, sans presque jamais prendre ses illustrations dans l'histoire contemporaine, tente de mettre en évidence les risques inouïs que court notre Humanité puissante et aveugle.

Il met au jour, en dramaturge et en métaphysicien, les figures politiques du mal et établit la compénétration des actions individuelles et de l'histoire. Alors que la figure du Législateur et l'idée de Justice dominent Les Lois de Platon, l'œuvre de Sartre, forte mais partielle, s'organise autour du Souverain et du Mal. Il nous dit moins comment se créent les communautés humaines que comment elles se perdent.

 Bien que sa perspective ne soit ni psychologique, ni sociologique, ni historique, en élucidant les processus élémentaires de l'aliénation et de l'oppression, il éclaire les formes contemporaines du mal, notamment le totalitarisme. Sa théorie du groupe explique aussi le terrorisme, non seulement dans les guerres de libération, mais dans les démocraties.

Il voulait poser les fondements d'une anthropologie; il a plutôt, pour n'avoir peut-être pas pris en compte toutes les forces vives des hommes, composé une démonologie: cités qui deviennent des enfers.

Toute l'aventure humaine -au moins jusqu'ici- est une lutte acharnée contre la rareté " (201) (les chiffres renvoient à la Critique de la Raison dialectique Gallimard, 1960). On pourrait imaginer d'autres planètes où d'autres vivants ne seraient pas assujettis à cette contrainte. Mais "cette contingence fondamentale" s'impose à nous et modèle "notre caractère d'hommes ", elle constitue "la singularité propre de notre Histoire. Ainsi, malgré sa contingence, la rareté est une relation humaine fondamentale (avec la Nature et avec les hommes) " (201).

Tout d'abord, "les trois quarts de la population du globe sont sous-alimentés, après des millénaires d'Histoire" (201). L'homme n'est pas roulé par la rareté comme les galets par la vague; au contraire, il déploie toutes les ressources de son génie pour lui faire face, pour tenter de la dépasser. De la sorte, la rareté ne désigne pas seulement la relation des organismes humains au monde qui les entoure, elle marque l'ensemble des relations entre les hommes.

Pour Sartre, elle ne peut pas être exorcisée, et ne disparaîtra pas de l'histoire humaine, car elle s'attache à la matière avec la même nécessité que la pesanteur. Elle ne constitue pas seulement un écart constaté, et peut-être réductible, entre la population et les ressources, comme dans l'économie classique. Elle opère à l'intérieur de chaque homme, elle est à l'œuvre dans chaque société. Elle ne touche pas uniquement la situation matérielle des hommes, elle investit et pénètre leur être tout entier, elle fonde un "ordre ou un "règne", c'est-à-dire un champ de forces, un milieu, qui impose sa marque, sa déclinaison, sa puissance à toutes les actions. La rareté, attribut essentiel de la matière, affecte de part en part notre liberté.

La matière, que nous rencontrons en nous et hors de nous, n'a pas chez Sartre -que l'on songe à La Nausée- une puissance génésique, une douceur maternelle. Pour les hommes, elle se comporte en marâtre, faisant de leur existence un exil, un inégal combat. Non seulement la Terre nourrit mal les hommes, mais, au lieu de resserrer leurs liens, elle les altère et les brise: Caïn tue Abel, le frère devient l'ennemi.

Or, rien d'intrinsèquement pervers n'existe dans l'individu, aucune cruauté naturelle ne l'afflige. Tout au contraire, l'état dont il sent en lui comme la trace serait la réciprocité, la communauté. Dès lors, le mal n'a pas sa racine dans le cœur de l'homme. Il tire son principe de la matière, ou, plus exactement, de la rareté. L'homme n'en est pas pour autant disculpé: la grandeur de Sartre est de descendre aux enfers, c'est-à-dire dans l'Histoire, en inventoriant les figures du mal, en mettant au jour le processus selon lequel l'homme de la rareté devient un démon, sans jamais l'exonérer de la responsabilité du mal.