En ce
dernier demi-siècle, les assises du monde ont profondément
changé. Les sciences, et les technologies qui reposent
sur elles, forment les bases d’une civilisation matérielle
tournée vers la richesse et la puissance. L'arme nucléaire
d'une part, le terrorisme de l'autre, font coexister la
dissuasion la plus sophistiquée et le chantage le plus
primitif. La séparation entre l'état de paix et l'état
de guerre, claire au siècle dernier, s'estompe. Avec la
décolonisation, plusieurs dizaines d'États nouveaux
sont apparus et le tiers monde est là, en face des pays
développés, comme un partenaire, mais aussi comme un défi
et comme un reproche. A côté des vieilles nations
industrielles émergent, autour du Pacifique, de
nouvelles puissances, ingénieuses et décidées. Les
conditions de l'antique "autarkéia", de l'indépendance
économique et politique, se sont modifiées: il faut
aux unités politiques plus de territoires ou du moins
plus de ressources humaines pour assurer leur sécurité
et leur puissance. Il s'ensuit que des Etats, en Europe
et ailleurs, éprouvent le besoin de s'unir. Pour un
milliard et demi d'hommes le communisme, sous sa forme
soviétique ou chinoise, est devenu une "religion
d'État" qu'on n'embrasse ni ne quitte librement.
Alors qu'on aurait pu croire que les États laïciseraient
leur constitution et leur comportement, les phénomènes
religieux sont une composante majeure de la politique.
Les exemples abondent partition de l'Inde, formation de
l'État d'Israël, renaissance et extension (en Afrique
noire notamment) de l'Islam, problèmes de l'Ulster. De
tels changements ne se produisent pas sans révolutions,
sans convulsions, sans horreur.
L'émergence
et la disparition des cités constituent un thème
majeur de la réflexion politique "N'est-il pas
vrai, dit l'Athénien dans Les Lois, que des
milliers et des milliers de villes se sont succédé, et
que non moins nombreuses, dans le même ordre de
grandeur, furent celles qui disparurent? N'ont-elles pas
aussi, chacune en son lieu, refait plusieurs fois le
cycle des régimes?" Dans La Critique de la
Raison dialectique (1960), Sartre, sans presque
jamais prendre ses illustrations dans l'histoire
contemporaine, tente de mettre en évidence les risques
inouïs que court notre Humanité puissante et aveugle.
Il met
au jour, en dramaturge et en métaphysicien, les figures
politiques du mal et établit la compénétration des
actions individuelles et de l'histoire. Alors que la
figure du Législateur et l'idée de Justice dominent Les
Lois de Platon, l'œuvre de Sartre, forte mais
partielle, s'organise autour du Souverain et du Mal. Il
nous dit moins comment se créent les communautés
humaines que comment elles se perdent.
Bien
que sa perspective ne soit ni psychologique, ni
sociologique, ni historique, en élucidant les processus
élémentaires de l'aliénation et de l'oppression, il
éclaire les formes contemporaines du mal, notamment le
totalitarisme. Sa théorie du groupe explique aussi le
terrorisme, non seulement dans les guerres de libération,
mais dans les démocraties.
Il
voulait poser les fondements d'une anthropologie; il a
plutôt, pour n'avoir peut-être pas pris en compte
toutes les forces vives des hommes, composé une démonologie:
cités qui deviennent des enfers.
Toute
l'aventure humaine -au moins jusqu'ici- est une lutte
acharnée contre la rareté " (201) (les
chiffres renvoient à la Critique de la Raison
dialectique Gallimard, 1960). On pourrait imaginer
d'autres planètes où d'autres vivants ne seraient pas
assujettis à cette contrainte. Mais "cette
contingence fondamentale" s'impose à nous et modèle
"notre caractère d'hommes ", elle
constitue "la singularité propre de notre
Histoire. Ainsi, malgré sa contingence, la rareté est
une relation humaine fondamentale (avec la Nature et
avec les hommes) " (201).
Tout
d'abord, "les trois quarts de la population du
globe sont sous-alimentés, après des millénaires
d'Histoire" (201). L'homme n'est pas roulé par la
rareté comme les galets par la vague; au contraire, il
déploie toutes les ressources de son génie pour lui
faire face, pour tenter de la dépasser. De la sorte, la
rareté ne désigne pas seulement la relation des
organismes humains au monde qui les entoure, elle marque
l'ensemble des relations entre les hommes.
Pour
Sartre, elle ne peut pas être exorcisée, et ne disparaîtra
pas de l'histoire humaine, car elle s'attache à la matière
avec la même nécessité que la pesanteur. Elle ne
constitue pas seulement un écart constaté, et peut-être
réductible, entre la population et les ressources,
comme dans l'économie classique. Elle opère à l'intérieur
de chaque homme, elle est à l'œuvre dans chaque société.
Elle ne touche pas uniquement la situation matérielle
des hommes, elle investit et pénètre leur être tout
entier, elle fonde un "ordre ou un "règne",
c'est-à-dire un champ de forces, un milieu, qui impose
sa marque, sa déclinaison, sa puissance à toutes les
actions. La rareté, attribut essentiel de la matière,
affecte de part en part notre liberté.
La matière,
que nous rencontrons en nous et hors de nous, n'a pas
chez Sartre -que l'on songe à La Nausée- une
puissance génésique, une douceur maternelle. Pour les
hommes, elle se comporte en marâtre, faisant de leur
existence un exil, un inégal combat. Non seulement la
Terre nourrit mal les hommes, mais, au lieu de resserrer
leurs liens, elle les altère et les brise: Caïn tue
Abel, le frère devient l'ennemi.
Or,
rien d'intrinsèquement pervers n'existe dans
l'individu, aucune cruauté naturelle ne l'afflige. Tout
au contraire, l'état dont il sent en lui comme la trace
serait la réciprocité, la communauté. Dès lors, le
mal n'a pas sa racine dans le cœur de l'homme. Il tire
son principe de la matière, ou, plus exactement, de la
rareté. L'homme n'en est pas pour autant disculpé: la
grandeur de Sartre est de descendre aux enfers, c'est-à-dire
dans l'Histoire, en inventoriant les figures du mal, en
mettant au jour le processus selon lequel l'homme de la
rareté devient un démon, sans jamais l'exonérer de la
responsabilité du mal. |