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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

LE MAL

Figures politiques du mal chez Sartre par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

- ÉTVDES  1983 - 

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Dans ce troisième cercle de l'enfer, le plus humain et le plus terrible, sévit une triade infernale: "l'indissoluble agrégation de la bureaucratie, de la Terreur et du culte de la personnalité" (630). L'entreprise socialiste, à laquelle adhère Sartre, n'évite pas la traversée de l'horreur. Quand il publie, en 1956, Le Fantôme de Staline, il la pense transitoire, et la continuation de la dictature en Union Soviétique inutile. Le ton, dans La Critique de la Raison dialectique, est plus pessimiste et l'espoir plus incertain. Partout, et dans tous les régimes, le souverain opère d'une façon identique. Sartre lui-même, dans ses professions de foi, distingue radicalement le Bien et le Mal, le Socialisme et le Capitalisme. Mais quand il analyse les phénomènes de pouvoir, il leur reconnaît, quel que soit le régime, une même essence maléfique.

Le souverain - disons Staline ou Hitler - ne tire pas sa puissance des masses, tout en étant un chef populaire. Ses associés, membres de sa conjuration, constituent un groupe. A ce titre, on a pu considérer la conception sartrienne de la prise de pouvoir comme un ultrabolchevisme.

Jamais le pouvoir n'émane du peuple, jamais le chef n'est porté sur le pavois. Le totalitarisme s'appuie sur les masses, ou plutôt, comme le dit Sartre, sur les "individus massifiés", réduits à l'état amorphe et atomisés. Il ne tolère aucun contre-pouvoir, aucun groupe vivant, qu'il ne le traque, le noyaute ou le détruise. S'identifier au souverain devient pour les individus réduits à l'impuissance une aspiration d'autant plus forte qu'elle demeure la seule forme de sûreté ou de liberté qui leur reste. Une telle organisation du pouvoir, cohérente et éclatée, tient par la peur. Loin de souffrir d'une fragilité interne, elle concentre et coordonne les puissances matérielles de la société. En même temps, elle fige et pétrifie les existences, leur interdit tout sursaut, tout dépassement. Alors que le groupe avait pour vocation originaire d'"arracher à la matière travaillée son pouvoir inhumain" (638), la stratégie totalitaire conduit "le groupe au bout de ses avatars, c'est-à-dire à se dissoudre dans la sérialité" (637). Ce faisant, le souverain libère une terrible ènergie, celle de la passivité humaine, de la servitude. L'inertie, loin d'être inactive, "devient source d'énergie" (638). "Le groupe, praxis qui s'enlise dans la matière", y trouve "sa véritable efficacité" (631). Entre les mains du Prince, en effet, l'impuissance des individus se transforme en puissance de groupe: "cette impuissance donne aux fonctions une force matérielle d'inertie, elle en fait des organes durs et pesants, qui peuvent frapper, broyer, etc." (631).

Dans le premier cercle, ou enfer pratico-inerte, la matière induisait la division des individus, la menace de chacun sur tous les autres, l'altération du prochain en Autre. Dans le deuxième cercle, le groupe, destiné à libérer les hommes de la rareté, devient un instrument d'enfermement et de contrôle. Dans l'enfer organisé, la matière arme la puissance du souverain, tout en consolidant l'aliénation des hommes. Alors, "les fins visées perdent leur caractère téléologique; sans cesser d'être des fins à proprement parler, elles deviennent des destins" (631). Le sort de chacun se scelle, la damnation se fait séquestration. Comme le dit Sartre: "ce ne sont pas les choses qui sont impitoyables, ce sont les hommes" (699).

La Critique de la Raison dialectique recense trois formes majeures de processus infernaux le capitalisme, le colonialisme et le stalinisme. Tous trois déclenchent un mécanisme selon lequel "l'homme est l'Être par qui l'homme est réduit à l'état d'objet hanté" (749). Une profonde émotion traverse l'œuvre. On ne sait si l'auteur, lui aussi happé par les pièges qu'il démonte, se comporte en visionnaire ou en possédé. Parodiant avec outrance La Belle et la Bête de Cocteau, il dépeint ainsi le colonialisme: "Le colon vit sur 'l'île du docteur Moreau' entouré de bêtes effroyables et faites à l'image de l'homme mais ratées, dont la mauvaise adaptation (ni animaux ni créatures humaines) se traduit par la haine et la méchanceté: ces bêtes veulent détruire la belle image d'elles-mêmes, le colon, l'homme parfait. Donc, l'attitude pratique immédiate du colon est celle de l'homme en face de la bête, vicieuse et sournoise" (677). Dans La Critique de la Raison dialectique, l'insurrection algérienne tient une bien plus grande place que les indépendances qui furent obtenues sans guerre, comme si, à ces dernières, avait manqué, aux yeux de Sartre, le sacrement sanglant de la violence.

La colonisation étant violente, sa fin ne peut résulter que d'une contre - violence: "La violence de l'insurgé, c'est la violence du colon ; il n'y en a jamais eu d'autre" (687). Par là-même, le terrorisme, quand il s'agit de réaliser l'indépendance nationale, est, sinon innocent, du moins légitime. Le soulèvement permettra l'apparition d'"un homme nouveau, de meilleure qualité" (préface des Damnés de la Terre, de Franz Fanon). L'Histoire, pourtant, reste tragique, car "la seule violence concevable est celle de la liberté sur la liberté" (689).