Dans ce
troisième cercle de l'enfer, le plus humain et le plus
terrible, sévit une triade infernale:
"l'indissoluble agrégation de la bureaucratie, de
la Terreur et du culte de la personnalité" (630).
L'entreprise socialiste, à laquelle adhère Sartre, n'évite
pas la traversée de l'horreur. Quand il publie, en 1956,
Le Fantôme de Staline, il la pense transitoire, et
la continuation de la dictature en Union Soviétique
inutile. Le ton, dans La Critique de la Raison
dialectique, est plus pessimiste et l'espoir plus
incertain. Partout, et dans tous les régimes, le
souverain opère d'une façon identique. Sartre lui-même,
dans ses professions de foi, distingue radicalement le
Bien et le Mal, le Socialisme et le Capitalisme. Mais
quand il analyse les phénomènes de pouvoir, il leur
reconnaît, quel que soit le régime, une même essence
maléfique.
Le
souverain - disons Staline ou Hitler - ne tire pas sa
puissance des masses, tout en étant un chef populaire.
Ses associés, membres de sa conjuration, constituent un
groupe. A ce titre, on a pu considérer la conception
sartrienne de la prise de pouvoir comme un
ultrabolchevisme.
Jamais
le pouvoir n'émane du peuple, jamais le chef n'est porté
sur le pavois. Le totalitarisme s'appuie sur les masses,
ou plutôt, comme le dit Sartre, sur les "individus
massifiés", réduits à l'état amorphe et atomisés.
Il ne tolère aucun contre-pouvoir, aucun groupe vivant,
qu'il ne le traque, le noyaute ou le détruise.
S'identifier au souverain devient pour les individus réduits
à l'impuissance une aspiration d'autant plus forte
qu'elle demeure la seule forme de sûreté ou de liberté
qui leur reste. Une telle organisation du pouvoir, cohérente
et éclatée, tient par la peur. Loin de souffrir d'une
fragilité interne, elle concentre et coordonne les
puissances matérielles de la société. En même temps,
elle fige et pétrifie les existences, leur interdit
tout sursaut, tout dépassement. Alors que le groupe
avait pour vocation originaire d'"arracher à la
matière travaillée son pouvoir inhumain" (638),
la stratégie totalitaire conduit "le groupe au
bout de ses avatars, c'est-à-dire à se dissoudre dans
la sérialité" (637). Ce faisant, le souverain libère
une terrible ènergie, celle de la passivité humaine,
de la servitude. L'inertie, loin d'être inactive,
"devient source d'énergie" (638). "Le
groupe, praxis qui s'enlise dans la matière",
y trouve "sa véritable efficacité" (631).
Entre les mains du Prince, en effet, l'impuissance des
individus se transforme en puissance de groupe:
"cette impuissance donne aux fonctions une force
matérielle d'inertie, elle en fait des organes durs et
pesants, qui peuvent frapper, broyer, etc." (631).
Dans le
premier cercle, ou enfer pratico-inerte, la matière
induisait la division des individus, la menace de chacun
sur tous les autres, l'altération du prochain en Autre.
Dans le deuxième cercle, le groupe, destiné à libérer
les hommes de la rareté, devient un instrument
d'enfermement et de contrôle. Dans l'enfer organisé,
la matière arme la puissance du souverain, tout en
consolidant l'aliénation des hommes. Alors, "les
fins visées perdent leur caractère téléologique;
sans cesser d'être des fins à proprement parler, elles
deviennent des destins" (631). Le sort de chacun se
scelle, la damnation se fait séquestration. Comme le
dit Sartre: "ce ne sont pas les choses qui
sont impitoyables, ce sont les hommes"
(699).
La
Critique de la Raison dialectique recense trois formes
majeures de processus infernaux le capitalisme, le
colonialisme et le stalinisme. Tous trois déclenchent
un mécanisme selon lequel "l'homme est l'Être par
qui l'homme est réduit à l'état d'objet hanté"
(749). Une profonde émotion traverse l'œuvre. On ne
sait si l'auteur, lui aussi happé par les pièges qu'il
démonte, se comporte en visionnaire ou en possédé.
Parodiant avec outrance La Belle et la Bête de Cocteau,
il dépeint ainsi le colonialisme: "Le colon vit
sur 'l'île du docteur Moreau' entouré de bêtes
effroyables et faites à l'image de l'homme mais ratées,
dont la mauvaise adaptation (ni animaux ni créatures
humaines) se traduit par la haine et la méchanceté:
ces bêtes veulent détruire la belle image d'elles-mêmes,
le colon, l'homme parfait. Donc, l'attitude pratique immédiate
du colon est celle de l'homme en face de la bête,
vicieuse et sournoise" (677). Dans La Critique de
la Raison dialectique, l'insurrection algérienne tient
une bien plus grande place que les indépendances qui
furent obtenues sans guerre, comme si, à ces dernières,
avait manqué, aux yeux de Sartre, le sacrement sanglant
de la violence.
La
colonisation étant violente, sa fin ne peut résulter
que d'une contre - violence: "La violence de
l'insurgé, c'est la violence du colon ; il n'y en a
jamais eu d'autre" (687). Par là-même, le
terrorisme, quand il s'agit de réaliser l'indépendance
nationale, est, sinon innocent, du moins légitime. Le
soulèvement permettra l'apparition d'"un homme
nouveau, de meilleure qualité" (préface des Damnés
de la Terre, de Franz Fanon). L'Histoire, pourtant,
reste tragique, car "la seule violence concevable
est celle de la liberté sur la liberté" (689). |