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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

LE MAL

Figures politiques du mal chez Sartre par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

- ÉTVDES  1983 - 

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Les groupes qu'analyse Sartre dans La Critique de la Raison dialectique ne se fondent ni sur une origine familiale commune, ni sur le voisinage, ni sur la profession, ni même sur l'idéologie. Des individus qui naguère s'ignoraient se rassemblent sous l'effet d'un danger. Ils découvrent qu'un même sort (guerre, famine, oppression, restriction de leurs libertés) pèse sur eux. Ils pourraient chercher à s'en sortir chacun de son côté, mais ils sentent confusément que c'est sans espoir: leur dispersion fait leur impuissance. Comme ils ont un même destin, ils constituent à eux tous l'un de "ces êtres sociaux inorganiques" que l'on appelle des "collectifs". Tels quels, ils deviennent, selon les circonstances, victimes ou bourreaux, puisque, devant un péril, ils subissent à la fois la peur de l'Autre et la tentation, pour survivre, de le supprimer. L'enfer, cet "enfer pratico-inerte", se reforme immédiatement, dès que les conditions sont réunies. Contre cette inhumanité renaissante, que propagent des reniements en chaîne, il n'est aucune parade individuelle. Les hommes ne se sauvent qu'ensemble, ou pas du tout.

Le groupe sartrien répond à des situations extrêmes. Quelques individus, au sein d'un collectif, décident de résister, de riposter, de lutter. Si la peur est contagieuse, si les foules cèdent aux élans irrationnels, une autre ductilité, de sens contraire, et qui nie radicalement la première, favorise la naissance des groupes: des individus, au même moment, éprouvent une même révolte, ont le même sursaut. Il n'y a pas à proprement parler d'acte fondateur: soudain, le groupe est là, en pleine action, constitué par des individus qui, quelques instants plus tôt, fuyaient peut-être, ou désespéraient. Sans qu'aucun chef se détache encore, le petit groupe agit ou, mieux, il n'est qu'action. Face à l'Autre qui menace, et qui, tout à coup, rencontre une résistance, il prend un poids que, pour ses propres membres, il n'avait pas encore. L'action dissout les différences individuelles, abolit les distances, sert de creuset. Ainsi émergent les acteurs réels de l'histoire.

 Fusion, serment, Terreur

Le groupe en fusion n'a qu'une existence précaire. L'alerte passée, le danger diminuant, il court le risque de se défaire, car il est travaillé par une tendance à l'atomisation, à la fragmentation, à la dispersion, ou, comme l'appelle Sartre, à la "sérialité". Le ciment qui liait les individus était la peur, une peur surmontée ou contrôlée ; quand elle s'estompe, la cohésion de l'ensemble s'effrite.

Pour conjurer ce mal interne, cette "solitude d'impuissance", il faut "l'invention pratique d'une permanence libre et inerte de l'unité commune en chacun" (439). C'est à cette exigence que répond le serment: il exorcise le risque de dislocation et prévient la trahison. Il constitue, au sens propre du terme, une conjuration. "La conduite du serment ne peut être que commune; le mot d'ordre est 'Jurons !'" (441). Caution que prend chacun contre soi-même et "mouvement de jurer pour faire jurer les autres" (442), il limite chaque liberté du dedans. Véritable commencement de l'Humanité, "foi librement jurée" (448), il fait naître la Terreur. "Jurer, c'est dire en tant qu'individu commun: je réclame qu'on me tue si je fais sécession. Et cette réclamation n'a d'autre but que d'installer la Terreur en soi-même comme libre défense contre la peur de l'ennemi (tout en me rassurant sur le tiers qui sera confirmé par la même Terreur") (449).

A la violence externe de la rareté ou de l'ennemi répond une nouvelle violence, exercée par le groupe sur ses membres "cette violence est libre" (448), elle dérive de la foi jurée, elle constitue la liberté commune comme Terreur (449).

Elle apparaît comme un libre instrument de justice interne et fait couple avec la fraternité. Certes, une telle "sollicitude est porteuse de mort; toutefois, par cette sollicitude mortelle, l'homme en tant qu'individu commun est créé, en chacun par tous (et par soi-même), comme un nouvel existant " (451). Pour évoquer ces hommes qui renaissent entre les bras de la mort, Sartre inverse une image biblique "ils se sont produits ensemble à partir du limon de la nécessité" (451). Car "c'est le commencement de l'humanité" (453). Aucun Dieu n'opère cette genèse: "Nous sommes frères en tant qu'après l'acte créateur du serment nous sommes nos propres fils, notre invention commune" (453).

On demandera: n'avons-nous pas quitté l'enfer pratico-inerte pour un autre enfer, celui de la conjuration et de la Terreur? Sartre remarque en effet: "toutes ces conduites intérieures des individus communs (fraternité, amour, amitié, aussi bien que colère et lynchage) tirent leur terrible puissance de la Terreur même (455). Au fond, la violence, dans la mesure même où elle procède de la rareté, représente une force indestructible, dont la quantité, à première vue, reste fixe: elle circule dans le monde, elle pénètre la matière, elle affecte les êtres, elle travaille l'Histoire. L'homme dresse contre elle les défenses de ses inventions, il lui oppose le groupe. Mais en agissant ainsi, il ne détruit ni la peur ni la mort. Il les rend moins aveugles, leur donne une patrie, leur confère une confirmation quasi sacramentelle. Pour affronter les périls inhérents à sa condition, l'homme doit renaître une seconde fois, dans la liberté, et dans la mort. Bien plus, de cette dernière, il fait un pouvoir humain, il la convertit en Terreur. Au lieu de voir là un avatar infernal, Sartre y reconnaît un contre-feu, une défense opposée aux terreurs errantes qui s'abattaient sur une humanité impuissante et dispersée. Tel est son mythe effrayant de l'origine.

Dans notre monde, la Terreur, d'essence à la fois libre et violente, apparaît comme un rempart contre l'enfer. Pour Sartre, en effet, il faut soigner le mal par le mal, et l'engluement dans le "pratico-inerte" par une forte potion, par un composé de fraternité et de terreur. Pourtant, à son tour, le serment s'altère: la Terreur, qui devait être limitée et contrôlée, envahit la société. Le souverain en fait un instrument de pouvoir.

Le diable, note Julien Green dans son journal (13 octobre 1956), est grand moraliste et grand puritain. Il propose de grandes austérités dont il sait bien qu'elles amèneront des catastrophes spirituelles. "L'enfer sartrien des conjurations et des groupes procède, lui aussi, de cette vigilance moralisatrice, qui s'infléchit en inquisition, en séquestration. Il a vu le mécanisme amplement décrit par Zinoviev: le désir passionné d'établir un paradis sur terre s'exacerbe en contrôle inlassable de l'Autre, et cette violence, brutale ou insidieuse, finit par passer pour l'instrument obligé de l'égalité et de la justice