Les
groupes qu'analyse Sartre dans La Critique de la Raison
dialectique ne se fondent ni sur une origine familiale
commune, ni sur le voisinage, ni sur la profession, ni même
sur l'idéologie. Des individus qui naguère
s'ignoraient se rassemblent sous l'effet d'un danger.
Ils découvrent qu'un même sort (guerre, famine,
oppression, restriction de leurs libertés) pèse sur
eux. Ils pourraient chercher à s'en sortir chacun de
son côté, mais ils sentent confusément que c'est sans
espoir: leur dispersion fait leur impuissance. Comme ils
ont un même destin, ils constituent à eux tous l'un de
"ces êtres sociaux inorganiques" que l'on
appelle des "collectifs". Tels quels, ils
deviennent, selon les circonstances, victimes ou
bourreaux, puisque, devant un péril, ils subissent à
la fois la peur de l'Autre et la tentation, pour
survivre, de le supprimer. L'enfer, cet "enfer
pratico-inerte", se reforme immédiatement, dès
que les conditions sont réunies. Contre cette inhumanité
renaissante, que propagent des reniements en chaîne, il
n'est aucune parade individuelle. Les hommes ne se
sauvent qu'ensemble, ou pas du tout.
Le
groupe sartrien répond à des situations extrêmes.
Quelques individus, au sein d'un collectif, décident de
résister, de riposter, de lutter. Si la peur est
contagieuse, si les foules cèdent aux élans
irrationnels, une autre ductilité, de sens contraire,
et qui nie radicalement la première, favorise la
naissance des groupes: des individus, au même moment,
éprouvent une même révolte, ont le même sursaut. Il
n'y a pas à proprement parler d'acte fondateur:
soudain, le groupe est là, en pleine action, constitué
par des individus qui, quelques instants plus tôt,
fuyaient peut-être, ou désespéraient. Sans qu'aucun
chef se détache encore, le petit groupe agit ou, mieux,
il n'est qu'action. Face à l'Autre qui menace, et qui,
tout à coup, rencontre une résistance, il prend un
poids que, pour ses propres membres, il n'avait pas
encore. L'action dissout les différences individuelles,
abolit les distances, sert de creuset. Ainsi émergent
les acteurs réels de l'histoire.
Fusion,
serment, Terreur
Le
groupe en fusion n'a qu'une existence précaire.
L'alerte passée, le danger diminuant, il court le
risque de se défaire, car il est travaillé par une
tendance à l'atomisation, à la fragmentation, à la
dispersion, ou, comme l'appelle Sartre, à la "sérialité".
Le ciment qui liait les individus était la peur, une
peur surmontée ou contrôlée ; quand elle s'estompe,
la cohésion de l'ensemble s'effrite.
Pour
conjurer ce mal interne, cette "solitude
d'impuissance", il faut "l'invention pratique
d'une permanence libre et inerte de l'unité commune en
chacun" (439). C'est à cette exigence que répond
le serment: il exorcise le risque de dislocation et prévient
la trahison. Il constitue, au sens propre du terme, une
conjuration. "La conduite du serment ne peut être
que commune; le mot d'ordre est 'Jurons !'" (441).
Caution que prend chacun contre soi-même et
"mouvement de jurer pour faire jurer les
autres" (442), il limite chaque liberté du dedans.
Véritable commencement de l'Humanité, "foi
librement jurée" (448), il fait naître la
Terreur. "Jurer, c'est dire en tant qu'individu
commun: je réclame qu'on me tue si je fais sécession.
Et cette réclamation n'a d'autre but que d'installer la
Terreur en soi-même comme libre défense contre la peur
de l'ennemi (tout en me rassurant sur le tiers qui sera
confirmé par la même Terreur") (449).
A la
violence externe de la rareté ou de l'ennemi répond
une nouvelle violence, exercée par le groupe sur ses
membres "cette violence est libre" (448), elle
dérive de la foi jurée, elle constitue la liberté
commune comme Terreur (449).
Elle
apparaît comme un libre instrument de justice interne
et fait couple avec la fraternité. Certes, une telle
"sollicitude est porteuse de mort; toutefois, par
cette sollicitude mortelle, l'homme en tant qu'individu
commun est créé, en chacun par tous (et par soi-même),
comme un nouvel existant " (451). Pour évoquer ces
hommes qui renaissent entre les bras de la mort, Sartre
inverse une image biblique "ils se sont produits
ensemble à partir du limon de la nécessité"
(451). Car "c'est le commencement de l'humanité"
(453). Aucun Dieu n'opère cette genèse: "Nous
sommes frères en tant qu'après l'acte créateur du
serment nous sommes nos propres fils, notre invention
commune" (453).
On
demandera: n'avons-nous pas quitté l'enfer
pratico-inerte pour un autre enfer, celui de la
conjuration et de la Terreur? Sartre remarque en effet:
"toutes ces conduites intérieures des individus
communs (fraternité, amour, amitié, aussi bien que colère
et lynchage) tirent leur terrible puissance de la
Terreur même (455). Au fond, la violence, dans la
mesure même où elle procède de la rareté, représente
une force indestructible, dont la quantité, à première
vue, reste fixe: elle circule dans le monde, elle pénètre
la matière, elle affecte les êtres, elle travaille
l'Histoire. L'homme dresse contre elle les défenses de
ses inventions, il lui oppose le groupe. Mais en
agissant ainsi, il ne détruit ni la peur ni la mort. Il
les rend moins aveugles, leur donne une patrie, leur
confère une confirmation quasi sacramentelle. Pour
affronter les périls inhérents à sa condition,
l'homme doit renaître une seconde fois, dans la liberté,
et dans la mort. Bien plus, de cette dernière, il fait
un pouvoir humain, il la convertit en Terreur. Au lieu
de voir là un avatar infernal, Sartre y reconnaît un
contre-feu, une défense opposée aux terreurs errantes
qui s'abattaient sur une humanité impuissante et
dispersée. Tel est son mythe effrayant de l'origine.
Dans
notre monde, la Terreur, d'essence à la fois libre et
violente, apparaît comme un rempart contre l'enfer.
Pour Sartre, en effet, il faut soigner le mal par le
mal, et l'engluement dans le "pratico-inerte"
par une forte potion, par un composé de fraternité et
de terreur. Pourtant, à son tour, le serment s'altère:
la Terreur, qui devait être limitée et contrôlée,
envahit la société. Le souverain en fait un instrument
de pouvoir.
Le
diable, note Julien Green dans son journal (13 octobre
1956), est grand moraliste et grand puritain. Il propose
de grandes austérités dont il sait bien qu'elles amèneront
des catastrophes spirituelles. "L'enfer sartrien
des conjurations et des groupes procède, lui aussi, de
cette vigilance moralisatrice, qui s'infléchit en
inquisition, en séquestration. Il a vu le mécanisme
amplement décrit par Zinoviev: le désir passionné d'établir
un paradis sur terre s'exacerbe en contrôle inlassable
de l'Autre, et cette violence, brutale ou insidieuse,
finit par passer pour l'instrument obligé de l'égalité
et de la justice |