Qu'il
s'agisse de la construction du socialisme ou des guerres
de libération, l'horreur ne peut être évitée, mais
l'espoir d'une Apocalypse, révélation et métamorphose,
fait contrepoids à la tragédie. Telle est la position.
de Sartre dans Le Fantôme de Staline ou dans sa préface
aux Damnés de la Terre. Dans La Critique de la Raison
dialectique, la vision s'assombrit. L'Histoire y est
comme une partie indécise. Pourra-t-on réduire
l'"adversité du monde" (749) et empêcher que
l'homme ne soit pétrifié, réifié par l'homme? Car,
entre des mains humaines, la liberté se fige en destin
et les "paradis radieux", comme les nomme
Zinoviev, se muent en enfers.
Tout
pouvoir, montre-t-il, se rattache à un Führerprinzip,
et tombe dans le totalitarisme. Ses professions de foi
dissimulent, et d'abord à ses propres yeux, le caractère
insupportable de la découverte qu'il estime avoir
faite. Si toute liberté s'altère en terreur, et tout
serment en séquestration, il ne reste qu'une issue, à
peine signalée d'ailleurs: préférer, au meilleur des
régimes totalisateurs, une lutte sans fin entre des
pouvoirs partiels. De ce pluralisme, Sartre, au fond, ne
veut pas: la démocratie lui paraît organiser la
"sérialité", la séparation des éléments
de la société. Seuls des groupes souverains peuvent
libérer l'homme et faire l'Histoire. Mais alors, on est
au rouet: les groupes en fusion se refroidissent; les
serments ne les ressoudent que pour un temps; un
souverain organise les individus et les asservit.
On a
l'impression que Sartre, tout en voulant constituer une
"anthropologie politique", se laisse fasciner
par un mécanisme qui dissout la morale et la politique
dans une nécessité fatale. Or, comme le remarque
Montesquieu "la nature du gouvernement républicain
est que le peuple en corps, ou de certaines familles, y
aient la souveraine puissance" (Esprit des Lois,
III, 2). Il ajoute: ... "dans un état populaire,
il faut un ressort de plus, qui est la vertu" (III,
3), c'est-à-dire, précise-t-il, "l'amour des lois
et de la patrie" (IV, 5). En effet, dans les démocraties
seules, "le gouvernement est confié à chaque
citoyen" (IV, 5). La dramaturgie sartrienne, en
revanche, décrit le processus selon lequel les membres
des groupes ou, si l'on veut, les citoyens des États
sont dépossédés de leur souveraineté. Si le mécanisme
est fatal, il engloutit à la fois la morale et la
politique, puisque, en fin de compte, le troisième
cercle de l'enfer contient le premier et le reconstitue,
l'Histoire rebroussant ainsi vers son origine.
Cette
grande méditation sur les figures politiques du mal est
le récit d'une involution et d'un déluge. Elle évoque
un monde où des êtres, réduits à une liberté
empoisonnée par la peur, détruisent en eux-mêmes leur
humanité. Les sursauts retombent, les révoltes s'éteignent,
la lave libertaire s'épaissit; un Prince, semblable à
la mort, détient l'empire.
La
"morale de Sartre", celle qu'aurait pu
susciter cet essai sur le mal, n'a pas été écrite (ou
du moins publiée). On peut imaginer les trois questions
auxquelles elle se serait proposé de répondre, car
elles se posent à chaque homme.
-
Comment
fonder à la fois la liberté et la singularité de
l'individu?
-
Comment
édifier une théorie de la vie sociale, où le
ciment entre les hommes ne serait plus la peur, ou
la mort, mais des valeurs communes de justice et de
respect ?
-
Comment
concevoir aujourd'hui la fondation des cités, sans
en faire la reproduction de nos expériences antérieures
ou de nos rêves?
L'anthropologie
sartrienne, par une sorte de retournement paradoxal,
traite moins de la vie que de la mort: les puissances
sont confisquées, les actions volées, les libertés
reniées. Il n'y a pas de morale, parce qu'il n'y a, en
fin de compte, ni salut individuel ni salut collectif.
Par là, Sartre, malgré sa grandeur, n'est pas un maître.
Il est dans la caverne le premier des prisonniers.
Certes,
la force de son entreprise est de nous préserver de
l'angélisme en politique. Mais, comme dramaturge, il
peint des enchaînements, des mécanismes et des pièges;
là où, du philosophe de la liberté, on attendait un
espoir, une voie. Il a montré comment s'altèrent les
cités, non comment elles se fondent.
Bertrand Saint-Sernin (Revue Etudes) |