Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

Tobie Nathan

L'épistémologie complémentariste dans les sciences humaines.

page 1 ) Les questions posées par Jean Marie Brohm
page 2 ) Une anecdote significative.
page 3 ) Introduction aux questions épistémologiques.
page 4 ) Maître et thérapeute.
page 5 ) Notions transversales.
page 6 ) L'ethnopsychiatrie
page 7 ) L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie

Site Philagora, tous droits réservés

_____________________________________

7) L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie.

L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie consiste à prendre une discipline pour en “fracturer” une autre. C’est donc une épistémologie centrée sur le travail du savant, sur l’activité de pensée du savant. Parce que l’on s’est trop occupé de la production du savant. Quand je lis un texte de Freud je sens qu’il y a de la pensée, je suis à peu près en désaccord à tous les mots, mais je sens qu’il y a de la pensée et je peux lui parler. Il y a peut-être un ou deux autres avec lesquels je peux parler: tous les autres, il n’y a rien, parce qu’on ne leur a pas “cassé la tête”. Ils étaient dans leur discipline, à l’intérieur de leur discipline et plus rien ne venait de l’extérieur, parce qu’ils ne remettaient pas en scène le risque du début — le risque de Freud par exemple. Un risque pensé, bien sûr! Le risque de s’engager dans une pensée où il y a quelque chose qui va venir, qui va contrevenir.

Je vais vous donner un exemple de cette méthodologie en acte. La psychanalyse contient un postulat qui a été à un moment donné extrêmement fécond, à savoir qu’il existe un appareil que l’on ne peut pas voir mais dont on peut constater les effets. Cet appareil, c’est l’appareil psychique. On le met donc en scène et on se demande comment il fonctionne : il fonctionne sur lui-même, c’est-à-dire qu’il ne produit que du matériel psychique et il se suffit de ce matériel psychique pour continuer à s’alimenter lui-même. Exemple : pourquoi un bébé pleure-t-il ? Parce qu’il lui manque sa propre représentation du sein, donc il pleure. Il se produit alors dans son monde intérieur quelque chose d’impalpable qui est son fantasme du sein : il arrête de pleurer ! Il a faim, il “ hallucine ” un hot-dog, il n’a plus faim (rires). Il fonctionne uniquement sur l’hallucination ! Ça c’est le postulat de base et il a des conséquences concrètes, par exemple que les enfants sont des êtres hallucinatoires : c’est leur activité essentielle de pensée. On dit donc que le bébé passe la plus grande partie de son temps à “halluciner” et un tout petit peu de son temps à percevoir. Et cette activité deviendra celle de “fantasmation”, activité qui ne s’arrêtera qu’à la clôture du complexe d’Œdipe, c’est-à-dire à 75 ans (rires). Très bien! Pourquoi pas? Cet appareil-là résolvait beaucoup de questions. Mélanie Klein disait que lorsque le bébé “rêvasse” il a des pensées cannibales. Alors, mon Maître — qui n’était pas un imbécile — a dit que Mélanie Klein était complètement tarée parce que dire qu’un enfant a des pensées cannibales cela voudrait dire qu’il fait une différence entre la chair humaine et la chair animale!

Un jour pourtant quelqu’un est arrivé: c’est Sony avec la vidéo (rires). Sony a mis le souk dans cette conception théorique parce qu’on s’est mis à filmer les nourrissons pendant des heures et des heures ! Et l’on s’est rendu compte qu’au troisième jour le nourrisson repérait sa mère. Daniel Stern a montré ces vidéos à des collègues en leur disant que les bébés, qui paraît-il vivaient dans l’hallucination et qui en sortaient progressivement en s’intéressant à la réalité, étaient en train de percevoir mais pas d’halluciner. Vous savez ce qu’on lui a répondu ? J’étais là ce jour là: “Ce bébé-là ne nous intéresse pas ! Parce que nous travaillons avec le bébé psychanalytique” (rires). Lorsqu’on dit une chose pareille cela signifie que la psychanalyse est morte, parce qu’elle n’accepte plus de prendre de risques. Alors qu’il faudrait plutôt se demander comment reconstruire notre pensée à partir des données apportées par Sony.

Il existe un exemple tout aussi impressionnant en psychanalyse. L’idée est la suivante: la chose à symboliser, c’est le mot et la chose, c’est le symbole du mot — le monde à l’envers ! Tout le monde pensant, bien sûr, que la chose c’est la chose et le mot c’est le symbole de la chose. Les chamans disent qu’ils peuvent agir sur l’autre parce qu’ils ont des cristaux de quartz à l’intérieur du ventre, de temps à autre ils sortent les cristaux et les montrent. Comment une chose peut-elle être le symbole d’un concept? Ou je remets en cause toute ma pensée à partir du fait que les chamans travaillent à partir d’objets, ou alors je dis des absurdités. Les analystes qui sont allés s’intéresser aux techniques thérapeutiques des autres mondes ne se sont pas du tout intéressés aux objets, aux choses. Or, partout dans le monde on soigne à partir d’objets, de choses, de trucs. Imaginez-vous que j’aille voir un marabout: je me plains et il me donne un objet en me disant de le garder toujours sur moi. Je le garde donc dans ma poche pendant des années et un jour... l’objet s’en va, un jour, tu ne sais plus où il est passé. Quelquefois il t’appelle et tu te demandes si tu as regardé à tel endroit, et tu le trouves, mais la plupart du temps tu ne le trouves pas. Qu’est-ce qu’il est devenu cet objet ? Il est probablement tombé dans la rue. Quelqu’un passe devant cet objet, il ne le touche pas : parce qu’un objet comme cela, c’est peut-être quelqu’un qui l’a mis sur la route pour qu’on marche dessus. L’objet restera là et le balayeur, lui, ne regardera pas ce qu’il balaie et il le repoussera vers la périphérie. Si bien que, de déplacement en déplacement, l’objet se retrouvera à la décharge. J’ai un copain au CNRS qui s’intéresse aux poubelles, il est allé faire les décharges de Dakar et il a ramassé une foule d’objets. Ces objets sont fabriqués de manière fabuleuse : ils ont des principes de fonctionnement extraordinaires. Et j’ai découvert un de ces principes — un seul, ce n’est pas beaucoup — ce n’est même pas moi, c’est Marcel Mauss qui m’a aidé. Il explique que les objets sont vivants et si l’on s’en débarrasse, on les tue et peut-être qu’un autre objet apparaîtra pour les venger. De quoi est fait un être vivant ?  D’un noyau et d’une enveloppe. Ainsi ces objets sont toujours fabriqués à partir du modèle du noyau et de l’enveloppe. La vie dans le noyau: par exemple un texte dans les objets musulmans et une enveloppe de cuir. L’éthnopsychiatrie c’est cela: le dispositif qui “contraint” — parce que personne n’accepte — les personnes qui travaillent sur des objets théoriques à se faire “casser la tête” par des gens qui travaillent sur d’autres types d’objets.

Tobie Nathan – Professeur de psychologie de l’Université Paris VIII.
Séminaire de l'IRSA, Montpellier III - le 9 décembre 1994
- Conférence transcrite par Claude Chéguéttine et Jean-Marie Brohm

Rubrique Épistémologie

2010 ©Philagora tous droits réservés Publicité Recherche d'emploi
Contact Francophonie Revue Pôle Internationnal
Pourquoi ce site? A la découverte des langues régionales J'aime l'art
Hébergement matériel: Serveur Express