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L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie.
L’épistémologie
de l’ethnopsychiatrie consiste à prendre une discipline pour en
“fracturer” une autre. C’est donc une épistémologie centrée
sur le travail du savant, sur l’activité de pensée du savant.
Parce que l’on s’est trop occupé de la production du savant.
Quand je lis un texte de Freud je sens qu’il y a de la pensée,
je suis à peu près en désaccord à tous les mots, mais je sens
qu’il y a de la pensée et je peux lui parler. Il y a peut-être
un ou deux autres avec lesquels je peux parler: tous les autres,
il n’y a rien, parce qu’on ne leur a pas “cassé la tête”.
Ils étaient dans leur discipline, à l’intérieur de leur
discipline et plus rien ne venait de l’extérieur, parce
qu’ils ne remettaient pas en scène le risque du début — le
risque de Freud par exemple. Un risque pensé, bien sûr! Le
risque de s’engager dans une pensée où il y a quelque chose
qui va venir, qui va contrevenir.
Je
vais vous donner un exemple de cette méthodologie en acte. La
psychanalyse contient un postulat qui a été à un moment donné
extrêmement fécond, à savoir qu’il existe un appareil que
l’on ne peut pas voir mais dont on peut constater les effets.
Cet appareil, c’est l’appareil psychique. On le met donc en scène
et on se demande comment il fonctionne : il fonctionne sur lui-même,
c’est-à-dire qu’il ne produit que du matériel psychique et
il se suffit de ce matériel psychique pour continuer à
s’alimenter lui-même. Exemple : pourquoi un bébé pleure-t-il
? Parce qu’il lui manque sa propre représentation du sein, donc
il pleure. Il se produit alors dans son monde intérieur quelque
chose d’impalpable qui est son fantasme du sein : il arrête de
pleurer ! Il a faim, il “ hallucine ” un hot-dog, il n’a
plus faim (rires). Il fonctionne uniquement sur l’hallucination
! Ça c’est le postulat de base et il a des conséquences concrètes,
par exemple que les enfants sont des êtres hallucinatoires :
c’est leur activité essentielle de pensée. On dit donc que le
bébé passe la plus grande partie de son temps à
“halluciner” et un tout petit peu de son temps à percevoir.
Et cette activité deviendra celle de “fantasmation”, activité
qui ne s’arrêtera qu’à la clôture du complexe d’Œdipe,
c’est-à-dire à 75 ans (rires). Très bien! Pourquoi pas? Cet
appareil-là résolvait beaucoup de questions. Mélanie Klein
disait que lorsque le bébé “rêvasse” il a des pensées
cannibales. Alors, mon Maître — qui n’était pas un imbécile
— a dit que Mélanie Klein était complètement tarée parce que
dire qu’un enfant a des pensées cannibales cela voudrait dire
qu’il fait une différence entre la chair humaine et la chair
animale!
Un
jour pourtant quelqu’un est arrivé: c’est Sony avec la vidéo
(rires). Sony a mis le souk dans cette conception théorique parce
qu’on s’est mis à filmer les nourrissons pendant des heures
et des heures ! Et l’on s’est rendu compte qu’au troisième
jour le nourrisson repérait sa mère. Daniel Stern a montré ces
vidéos à des collègues en leur disant que les bébés, qui paraît-il
vivaient dans l’hallucination et qui en sortaient
progressivement en s’intéressant à la réalité, étaient en
train de percevoir mais pas d’halluciner. Vous savez ce qu’on
lui a répondu ? J’étais là ce jour là: “Ce bébé-là ne
nous intéresse pas ! Parce que nous travaillons avec le bébé
psychanalytique” (rires). Lorsqu’on dit une chose pareille
cela signifie que la psychanalyse est morte, parce qu’elle
n’accepte plus de prendre de risques. Alors qu’il faudrait
plutôt se demander comment reconstruire notre pensée à partir
des données apportées par Sony.
Il
existe un exemple tout aussi impressionnant en psychanalyse.
L’idée est la suivante: la chose à symboliser, c’est le mot
et la chose, c’est le symbole du mot — le monde à l’envers
! Tout le monde pensant, bien sûr, que la chose c’est la chose
et le mot c’est le symbole de la chose. Les chamans disent
qu’ils peuvent agir sur l’autre parce qu’ils ont des
cristaux de quartz à l’intérieur du ventre, de temps à autre
ils sortent les cristaux et les montrent. Comment une chose
peut-elle être le symbole d’un concept? Ou je remets en cause
toute ma pensée à partir du fait que les chamans travaillent à
partir d’objets, ou alors je dis des absurdités. Les analystes
qui sont allés s’intéresser aux techniques thérapeutiques des
autres mondes ne se sont pas du tout intéressés aux objets, aux
choses. Or, partout dans le monde on soigne à partir d’objets,
de choses, de trucs. Imaginez-vous que j’aille voir un marabout:
je me plains et il me donne un objet en me disant de le garder
toujours sur moi. Je le garde donc dans ma poche pendant des années
et un jour... l’objet s’en va, un jour, tu ne sais plus où il
est passé. Quelquefois il t’appelle et tu te demandes si tu as
regardé à tel endroit, et tu le trouves, mais la plupart du
temps tu ne le trouves pas. Qu’est-ce qu’il est devenu cet
objet ? Il est probablement tombé dans la rue. Quelqu’un passe
devant cet objet, il ne le touche pas : parce qu’un objet comme
cela, c’est peut-être quelqu’un qui l’a mis sur la route
pour qu’on marche dessus. L’objet restera là et le balayeur,
lui, ne regardera pas ce qu’il balaie et il le repoussera vers
la périphérie. Si bien que, de déplacement en déplacement,
l’objet se retrouvera à la décharge. J’ai un copain au CNRS
qui s’intéresse aux poubelles, il est allé faire les décharges
de Dakar et il a ramassé une foule d’objets. Ces objets sont
fabriqués de manière fabuleuse : ils ont des principes de
fonctionnement extraordinaires. Et j’ai découvert un de ces
principes — un seul, ce n’est pas beaucoup — ce n’est même
pas moi, c’est Marcel Mauss qui m’a aidé. Il explique que les
objets sont vivants et si l’on s’en débarrasse, on les tue et
peut-être qu’un autre objet apparaîtra pour les venger. De
quoi est fait un être vivant ?
D’un noyau et d’une enveloppe. Ainsi ces objets sont
toujours fabriqués à partir du modèle du noyau et de
l’enveloppe. La vie dans le noyau: par exemple un texte dans les
objets musulmans et une enveloppe de cuir. L’éthnopsychiatrie
c’est cela: le dispositif qui “contraint” — parce que
personne n’accepte — les personnes qui travaillent sur des
objets théoriques à se faire “casser la tête” par des gens
qui travaillent sur d’autres types d’objets.