Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

Tobie Nathan

L'épistémologie complémentariste dans les sciences humaines.

Tobie Nathan – Professeur de psychologie de l’Université Paris VIII.
Séminaire de l'IRSA, Montpellier III - le 9 décembre 1994
- Conférence transcrite par Claude Chéguéttine et Jean-Marie Brohm

page 1 ) Les questions posées par Jean Marie Brohm
page 2 ) Une anecdote significative.
page 3 ) Introduction aux questions épistémologiques.
page 4 ) Maître et thérapeute.
page 5 ) Notions transversales.
page 6 ) L'ethnopsychiatrie
page 7 ) L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie

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4) Maître et thérapeute.

Nous allons essayer d’aller plus loin. Ces objets, ce sont des outils qui ont une destination. Je vais vous parler un peu de moi. J’ai eu un Maître, nous n’avons pas tous la chance d’avoir un Maître. Par exemple, je suis en train de parler et il est là — il est mort bien sûr. Il est mort fâché avec moi, mais à chaque fois que je dis un mot il me dit ce qu’il en pense, tout le temps, il est tout le temps là. J’ai passé ma thèse avec lui en 1976, ça fait vingt ans et il est toujours là. Et ce Maître, il a fait quelque chose d’extrêmement bizarre — mais je crois que tous les Maîtres font cela — il a modifié ma personne, et de manière définitive. Je le dis, mais j’en ai un peu honte parce que j’aimerais bien penser que si j’ai des idées c’est grâce à mes capacités personnelles, mais je crois qu’il m’a manipulé. Un Maître n’est pas quelqu’un qui vous apprend des choses : l’ensemble des choses qu’il m’a apprises, je pourrais les critiquer les unes après les autres. Le plus important ce n’est pas cela, il m’a tourné la tête. En fait, il m’a “ cassé la tête ” et depuis je n’arrive pas à la remettre dans l’état où elle était auparavant.

Maintenant regardons comment on fabrique un thérapeute. En Occident on pense, ou on semble penser, ou on fait comme si on pensait — je ne sais pas quelle est la formulation correcte — qu’en apprenant des choses aux gens, ils vont changer. La fac est faite sur ce modèle-là : au bout de dix UV on a changé de personnalité, la personnalité de première année, celle de deuxième année, etc. Et au bout de cinq ou six années, on a changé de nature, quelle magie ! Or, on ne pense pas comme cela partout dans le monde ! Ce Maître que j’avais a fait deux choses — notez qu’un professeur fabrique des clones alors qu’un Maître fabrique des gens qui seront “ peut-être ” un jour des Maîtres — donc il a fait deux choses dans sa vie, deux voyages. Un premier voyage, unique, que peut-être les ethnologues parmi vous ont fait, ou vont faire, bien que ce soient des pratiques qui ont disparu. à l’époque de mon Maître, on prenait quelqu’un et on le “ changeait de monde ” au moins pendant vingt mois ! Je dis vingt mois, parce que c’était la règle à cette époque-là. Un ethnologue était quelqu’un qui avait vécu au moins vingt mois plongé, tout seul, dans un monde où l’on ne pensait pas comme dans son monde, où l’on ne parlait pas la même langue que dans son monde. En dessous de vingt mois, on considérait que ce n’était pas un ethnologue. Maintenant il paraît que trois semaines sur le terrain... Les mœurs ont changé, mais j’ai l’impression également qu’il n’y a plus d’ethnologues. à l’époque ils étaient surtout “ tout seuls ”, aujourd’hui ils viennent en Land-Rover, avec un téléphone à côté d’eux et accompagnés de leur nana ! Vous savez ce qui se passe lorsqu’on est plongé pendant vingt mois dans un monde qui ne parle pas votre langue, qui ne pense pas le monde comme vous ? On se met à rêver dans l’autre langue ! Au fond, le rabbi avait raison car le rêve ne dépend pas de la personne qui le fait mais de celle à qui il est adressé. Ces ethnologues-là ont subi des modifications irréversibles et certains n’en reviennent pas. J’en connais un qui est chez les Yanomam depuis 25 ans. Il était parti pour vingt mois au départ et il n’a pas pu revenir. Aujourd’hui, les ethnologues pensent qu’avec des pensées théoriques ils vont comprendre, comme s’ils allaient soumettre le matériau à des outils — des outils ! Il n’y en a pas d’outil, c’est une plaisanterie. Il n’y a qu’un seul type d’outil : c’est celui qui nous transforme, c’est tout ! Alors, mon Maître a fait cela, il est allé chez les Moïs, il y a vécu une première période de trois ans. Cela ne veut même pas dire que l’on a de la sympathie pour l’ethnie dans laquelle on vit. Devereux détestait les Moïs et pourtant il parlait le moï, il parlait le moï quarante ans après. Ce sont des modifications qui restent inscrites dans la tête. Donc il les connaissait très bien mais il les détestait. Il disait : “ Vraiment, c’est un monde de cons, je n’aurais jamais aimé être un Moï ! ” Après quoi il est allé chez les Mohaves — des Indiens de Californie — beaucoup moins longtemps, mais à plusieurs reprises et cette aventure chez les Mohaves s’est terminée à sa mort ! Puisqu’il avait souhaité qu’à sa mort ses cendres fussent dispersées sur le territoire des Mohaves à la manière des Indiens. Il n’y a pas de tombeau chez les Mohaves, il est donc mort en Mohave sans très bien les connaître.

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