Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

Tobie Nathan

L'épistémologie complémentariste dans les sciences humaines.

Tobie Nathan – Professeur de psychologie de l’Université Paris VIII.
Séminaire de l'IRSA, Montpellier III - le 9 décembre 1994
- Conférence transcrite par Claude Chéguéttine et Jean-Marie Brohm

page 1 ) Les questions posées par Jean Marie Brohm
page 2 ) Une anecdote significative.
page 3 ) Introduction aux questions épistémologiques.
page 4 ) Maître et thérapeute.
page 5 ) Notions transversales.
page 6 ) L'ethnopsychiatrie
page 7 ) L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie

Site Philagora, tous droits réservés

_____________________________________

6) L'ethnopsychiatrie

Georges Devereux, qui a fondé l’ethnopsychiatrie, qui n’arrêtait pas de parler de personnalité ethnique, etc., personne ne connaissait son ethnie d’origine ! En plus, c’était un menteur : c’est normal, les maîtres mentent toujours. Les maîtres doivent mentir parce que s’ils disent la vérité, vous allez les copier ! Ils s’échappent au moment où vous croyez que vous allez les saisir, pour que vous poursuiviez cette cassure de la tête. Il disait par exemple qu’il s’appelait Devereux. à un moment donné je lui ai dit: “écoute, Georges, je me suis renseigné, il n’y a pas un seul Hongrois qui s’appelle Devereux. Tu ne peux pas être hongrois et t’appeler Devereux, parce qu’on ne peut pas être le seul à porter son nom!” — “Je suis hongrois et je m’appelle Devereux!” J’ai mis longtemps à découvrir ce qu’il en était et vous allez voir que ce ne sont pas des choses aussi anodines que cela. On finit toujours par savoir les choses. Il est donc mort en 1985 et les gens qui étaient autour de lui ont tous pris un petit peu de son héritage. Un jour, je reçois son bulletin scolaire de sa ville natale en Roumanie (il est né en 1908 à Lugós en Transylvanie). Un psychiatre de sa ville natale qui savait que je m’intéressais à Devereux m’avait dit: “Cela t’intéressera peut-être d’avoir le bulletin scolaire de ton maître? ”Bien sûr que cela m’intéressait ! Et d’abord, son nom. Il s’appelait Dobó ce qui veut dire “ tambour” en hongrois. En Roumanie on marquait la confession de l’enfant et de ses parents. Dans les deux cas, c’était marqué “Juif”. Juif en roumain s’écrit: “Évreu”. Ainsi prétendait-il ne pas être Juif, tout en inscrivant dans son nom sa véritable identité ethnique. Je ne suis pas Juif, cela veut dire que celui qui est assez bête pour le croire, tant pis pour lui, parce que c’est marqué dans mon nom que je suis Juif! Un maître qui est assez “gentil” pour former ses sujets de cette manière-là, c’est quand même un génie! S’il m’avait expliqué cela, je l’aurais intégré, et puis c’est tout. Mais je n’aurais pas eu ce sentiment de découverte extraordinaire devant ce bulletin scolaire. C’est comme cela qu’il m’a formé, qu’il m’a “cassé la tête”. Et lui, qui lui a “cassé la tête”? Les Moïs ! Et pourquoi ce ne sont pas les Juifs hongrois qui lui ont cassé la tête? Je crois qu’il y a des gens qui ne peuvent pas se faire “casser la tête” par leur univers — pour une raison ou pour une autre. ça donne alors des ethnologues: des gens qui sont obligés d’aller chez les autres pour se faire casser la tête.

Pour en terminer avec ces notions transversales, avec cette épistémologie de “bricoleur” un peu sommaire, que pourrais-je dire? Cette épistémologie se résume à la chose suivante : comment faire pour que quelqu’un qui s’occupe d’un objet accepte de se faire “casser la tête” en présence de cet objet? Pour cela il faut mettre des dispositifs techniques en place. D’abord, il faut se faire casser la tête une première fois. Sinon c’est fichu définitivement et cela donne des gens qui répètent la même chose de la maîtrise à leur retraite de fonctionnaire ! C’est terrifiant ! Non pas qu’ils soient méchants ou que cela soit catastrophique, mais on “s’ennuie”. 
Or, le pire, c’est de s’ennuyer ! Autrefois la psychanalyse arrivait à casser la tête aux gens — pas aux patients, ne vous inquiétez pas, cela ne fait rien aux patients — mais à celui qui met en pratique: l’analyste. Parfois cela change l’analyste parce que c’est une expérience assez particulière: c’est au moins dix heures par jour dans cette espèce de contexte extrêmement proximal avec quelqu’un que l’on ne peut pas écouter! Il ne faut surtout pas écouter ce qu’il dit. Imaginez que quelqu’un vous dise: “Je me suis arrêté un jour, arrêté de tout ”. Cela m’est d’ailleurs arrivé avec la lecture, à vous aussi peut-être. Je lisais une page et lorsque j’avais terminé, je ne me rappelais plus ce que j’avais lu au début de la page. Je me disais qu’avant de tourner la page, j’allais savoir exactement ce que je venais de lire. J’ai recommencé plusieurs fois la lecture : je ne savais plus rien. Je me suis dit que j’allais faire ligne par ligne: même résultat. Alors j’ai fait mot par mot: idem! J’ai donc fermé le livre et je ne l’ai plus jamais relu. Vous me direz, ce n’est pas aussi grave que cela mais il peut arriver la même chose pour le lavage. Par exemple, quelqu’un prend sa douche: est-ce qu’il s’est lavé partout? Est-ce qu’il s’est lavé le nez? Il n’en est pas sûr. Donc, il recommence. Comment doit-il faire? Il fait une liste... et ainsi de suite. Moralité, il ne peut pas sortir de chez lui avant six heures de l’après-midi, le reste du temps il le consacre à se préparer. Donc, cet homme qui vous raconte une chose pareille, si vous l’écoutez, vous ne comprenez rien et pourtant c’est tout à fait logique ce qu’il raconte. Cela rappelle des expériences similaires que nous avons tous faites de temps à autre: “Ai-je fermé le gaz? Ai-je fermé la porte?”, et l’on va vérifier, mais une fois ou deux, pas plus!

L’analyse, c’est un petit peu cela dix heures par jour. En conséquence, avec dix heures par jour de ce régime, il peut arriver que cela “change” quelqu’un au bout de quelques années. La psychanalyse est un outil pas trop mauvais dont on dispose en Europe pour changer un individu (rires). Devant un objet — un objet de pensée — il y a deux attitudes. Il y a d’abord les gens qui vont se faire avoir par ceux qui leur diront que les objets existent, que l’on peut les voir, les mesurer, les photographier. Et il y a ceux qui vont inventer les objets pour avoir la tête cassée par ces objets et ils auront un “maître” qui les fera changer de l’intérieur.

Aller à page 7 ) L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie

page 1 ) Les questions posées par Jean Marie Brohm
page 2 ) Une anecdote significative.
page 3 ) Introduction aux questions épistémologiques.
page 4 ) Maître et thérapeute.
page 5 ) Notions transversales.
page 6 ) L'ethnopsychiatrie
page 7 ) L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie

Rubrique Épistémologie

2010 ©Philagora tous droits réservés Publicité Recherche d'emploi
Contact Francophonie Revue Pôle Internationnal
Pourquoi ce site? A la découverte des langues régionales J'aime l'art
Hébergement matériel: Serveur Express