6)
L'ethnopsychiatrie
Georges
Devereux, qui a fondé l’ethnopsychiatrie, qui n’arrêtait pas
de parler de personnalité ethnique, etc., personne ne connaissait
son ethnie d’origine ! En plus, c’était un menteur : c’est
normal, les maîtres mentent toujours. Les maîtres doivent mentir
parce que s’ils disent la vérité, vous allez les copier ! Ils
s’échappent au moment où vous croyez que vous allez les
saisir, pour que vous poursuiviez cette cassure de la tête. Il
disait par exemple qu’il s’appelait Devereux. à un moment
donné je lui ai dit: “écoute, Georges, je me suis renseigné,
il n’y a pas un seul Hongrois qui s’appelle Devereux. Tu ne
peux pas être hongrois et t’appeler Devereux, parce qu’on ne
peut pas être le seul à porter son nom!” — “Je suis
hongrois et je m’appelle Devereux!” J’ai mis longtemps à découvrir
ce qu’il en était et vous allez voir que ce ne sont pas des
choses aussi anodines que cela. On finit toujours par savoir les
choses. Il est donc mort en 1985 et les gens qui étaient autour
de lui ont tous pris un petit peu de son héritage. Un jour, je reçois
son bulletin scolaire de sa ville natale en Roumanie (il est né
en 1908 à Lugós en Transylvanie). Un psychiatre de sa ville
natale qui savait que je m’intéressais à Devereux m’avait
dit: “Cela t’intéressera peut-être d’avoir le bulletin
scolaire de ton maître? ”Bien sûr que cela m’intéressait !
Et d’abord, son nom. Il s’appelait Dobó ce qui veut dire “
tambour” en hongrois. En Roumanie on marquait la confession de
l’enfant et de ses parents. Dans les deux cas, c’était marqué
“Juif”. Juif en roumain s’écrit: “Évreu”. Ainsi prétendait-il
ne pas être Juif, tout en inscrivant dans son nom sa véritable
identité ethnique. Je ne suis pas Juif, cela veut dire que celui
qui est assez bête pour le croire, tant pis pour lui, parce que
c’est marqué dans mon nom que je suis Juif! Un maître qui est
assez “gentil” pour former ses sujets de cette manière-là,
c’est quand même un génie! S’il m’avait expliqué cela, je
l’aurais intégré, et puis c’est tout. Mais je n’aurais pas
eu ce sentiment de découverte extraordinaire devant ce bulletin
scolaire. C’est comme cela qu’il m’a formé, qu’il m’a
“cassé la tête”. Et lui, qui lui a “cassé la tête”?
Les Moïs ! Et pourquoi ce ne sont pas les Juifs hongrois qui lui
ont cassé la tête? Je crois qu’il y a des gens qui ne peuvent
pas se faire “casser la tête” par leur univers — pour une
raison ou pour une autre. ça donne alors des ethnologues: des
gens qui sont obligés d’aller chez les autres pour se faire
casser la tête.
Pour
en terminer avec ces notions transversales, avec cette épistémologie
de “bricoleur” un peu sommaire, que pourrais-je dire? Cette épistémologie
se résume à la chose suivante : comment faire pour que
quelqu’un qui s’occupe d’un objet accepte de se faire
“casser la tête” en présence de cet objet? Pour cela il faut
mettre des dispositifs techniques en place. D’abord, il faut se
faire casser la tête une première fois. Sinon c’est fichu définitivement
et cela donne des gens qui répètent la même chose de la maîtrise
à leur retraite de fonctionnaire ! C’est terrifiant ! Non pas
qu’ils soient méchants ou que cela soit catastrophique, mais on
“s’ennuie”.
Or, le pire, c’est de s’ennuyer ! Autrefois la psychanalyse
arrivait à casser la tête aux gens — pas aux patients, ne vous
inquiétez pas, cela ne fait rien aux patients — mais à celui
qui met en pratique: l’analyste. Parfois cela change
l’analyste parce que c’est une expérience assez particulière:
c’est au moins dix heures par jour dans cette espèce de
contexte extrêmement proximal avec quelqu’un que l’on ne peut
pas écouter! Il ne faut surtout pas écouter ce qu’il dit.
Imaginez que quelqu’un vous dise: “Je me suis arrêté un
jour, arrêté de tout ”. Cela m’est d’ailleurs arrivé avec
la lecture, à vous aussi peut-être. Je lisais une page et
lorsque j’avais terminé, je ne me rappelais plus ce que
j’avais lu au début de la page. Je me disais qu’avant de
tourner la page, j’allais savoir exactement ce que je venais de
lire. J’ai recommencé plusieurs fois la lecture : je ne savais
plus rien. Je me suis dit que j’allais faire ligne par ligne: même
résultat. Alors j’ai fait mot par mot: idem! J’ai donc fermé
le livre et je ne l’ai plus jamais relu. Vous me direz, ce
n’est pas aussi grave que cela mais il peut arriver la même
chose pour le lavage. Par exemple, quelqu’un prend sa douche:
est-ce qu’il s’est lavé partout? Est-ce qu’il s’est lavé
le nez? Il n’en est pas sûr. Donc, il recommence. Comment
doit-il faire? Il fait une liste... et ainsi de suite. Moralité,
il ne peut pas sortir de chez lui avant six heures de l’après-midi,
le reste du temps il le consacre à se préparer. Donc, cet homme
qui vous raconte une chose pareille, si vous l’écoutez, vous ne
comprenez rien et pourtant c’est tout à fait logique ce qu’il
raconte. Cela rappelle des expériences similaires que nous avons
tous faites de temps à autre: “Ai-je fermé le gaz? Ai-je fermé
la porte?”, et l’on va vérifier, mais une fois ou deux, pas
plus!
L’analyse,
c’est un petit peu cela dix heures par jour. En conséquence,
avec dix heures par jour de ce régime, il peut arriver que cela
“change” quelqu’un au bout de quelques années. La
psychanalyse est un outil pas trop mauvais dont on dispose en
Europe pour changer un individu (rires). Devant un objet — un
objet de pensée — il y a deux attitudes. Il y a d’abord les
gens qui vont se faire avoir par ceux qui leur diront que les
objets existent, que l’on peut les voir, les mesurer, les
photographier. Et il y a ceux qui vont inventer les objets pour
avoir la tête cassée par ces objets et ils auront un “maître”
qui les fera changer de l’intérieur.
Aller
à page
7
)
L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie