5)
Notions transversales.
À
côté de cela Devereux a fait un autre voyage, un voyage tout
aussi unique et je vais essayer de vous le décrire. Devereux est
parti aux États-Unis pendant la dernière guerre, il a fait la
guerre dans l’armée américaine en terminant avec le grade de
lieutenant. Et, après la guerre, à titre de vétéran, on lui a
demandé : “ Que veux-tu comme formation ? ” Il demanda à
suivre une formation psychanalytique, mais en ce temps-là, aux États-Unis
en 1946, la psychanalyse était réservée aux médecins. Il était
interdit de pratiquer la psychanalyse si l’on n’avait pas
suivi une formation dans le seul institut habilité à délivrer
cette formation : la Meninger-Clinic. Et la Meninger-Clinic
fonctionnait de la manière suivante : premier temps, vous faisiez
votre psychanalyse, Meninger était quelqu’un de très
pointilleux, ce qui voulait dire six séances par semaine — donc
tous les jours sauf le dimanche — une heure par séance. Et
puis, au bout d’un certain temps — pour Devereux cela a duré
cinq ans — il a eu le droit de prendre un patient jusqu’à ce
que celui-ci guérisse. Après quoi, il a eu le droit de prendre
un second patient ! Le premier a guéri au bout de trois ans et si
cela avait duré plus longtemps, il n’aurait pas pu avoir un
deuxième patient. Et une fois le second patient sorti
d’affaire, il a pu partir. En fait, il a été dans un endroit
que les africanistes connaissent bien et qui s’appelle un “
couvent ”. Il a donc subi un deuxième changement de tête : le
premier fut quand on le mit chez les Moïs, le second fut sa
formation psychanalytique. Il est sorti de là dans les années 50
: il avait 45 ans. Et il a commencé à se dire qu’entre cette
“ tête brisée ” par les Moïs et la “ tête brisée ”
par la psychanalyse il y avait peut-être un lien. Voilà comment
j’arrive à me représenter le point de vue épistémologique de
Devereux à travers ce qui lui est arrivé et ce qu’il a essayé
de transmettre. Mais comment transmet-on la nécessité de se “
briser la tête ” ? Soit je te forme et je te brise la tête à
toi aussi, soit je te raconte comment j’ai été formé et
toi... tu ne pourras jamais l’être. Il s’est donc trouvé
devant ce dilemme et c’est autour de ce dilemme qu’il a
commencé à construire son dispositif théorique. Ce dispositif
théorique, ces énoncés sont les résultats de ces fractures,
mais ce ne sont pas les fractures elles-mêmes.
Le
plus terrible lorsqu’on se trouve devant quelque chose réputé
être un objet, c’est que l’on croit pouvoir le décrire.
J’ai des étudiants qui viennent me voir en me disant : “ Je
vais faire une maîtrise sur l’image du corps chez le schizophrène
”. Je leur dis alors : “ Sortez d’ici, je ne veux plus
jamais vous revoir ! ” Ils savent déjà l’objet qu’ils vont
observer ! Ils vont me raconter des choses que je connais déjà
et qui, en plus, n’ont aucun sens, c’est le contraire de la
pensée. Comment cela se fait-il ? Eh bien parce qu’ils essayent
de faire l’économie de la fracture de la tête. L’étudiant
à qui j’ai dit “ dehors ! ” est revenu en me disant: “Je
vais faire l’image du corps chez l’autiste ” (rires).
Parfois, après un certain nombre de répétitions comme cela, il
se passe quelque chose avec l’étudiant et il vous remercie
quelques années plus tard...
Je
vais vous raconter une histoire: un étudiant vient me voir et me
dit: “Je suis venu te voir parce que je veux faire une thèse
avec toi. Je suis béninois et d’origine Yoruba”. Je l’ai
donc écouté, longtemps, et je lui ai dit: “Retourne chez toi.
Va voir les vieux de chez toi et tu reviendras me voir quand ils
t’auront fait ce qu’il faut faire”. Il est sorti, fou
furieux, mais comme il ne voulait travailler qu’avec moi, il a
fini par aller voir les vieux. Le fait est qu’il était d’une
famille importante qui avait eu des guérisseurs, son grand-père
entre autres — grand-père qu’il a très bien connu.
Il
s’est donc dit “puisque je suis l’héritier ils vont me
donner ces informations tout de suite”. Il va donc voir les
vieux qui le dirigent vers celui qui peut répondre à ses
demandes. Il finit par le rencontrer:
“Je viens pour que tu me donnes ce qui me revient puisque c’était
déjà à mon grand père”. L’autre l’écoute et lui dit:
“Reviens l’année prochaine” (rires). Il revient en France
et me rend visite: “Vous vous êtes donné le mot ou quoi?”
Finalement, il a compris et a commencé son propre parcours, cela
a pris des années. Maintenant nous sommes très amis : nous
sommes allés aussi sur le terrain ensemble, nous voyons souvent
des patients ensemble. Mais avant d’en arriver là, il a fallu
“ casser le noyau ”. Et chez les Yorubas le noyau est très
dur. Pour vous donner une image de ce que peut être un noyau
d’organisation chez les Yorubas, sachez qu’au moment de leur déportation
— celle des esclaves au XVIe siècle — ils partaient de
Cotonou et “Cotonou” en yoruba cela signifie “ la mort de
l’autre côté ”. C’était donc l’endroit d’où les
esclaves embarquaient et, bien sûr, il y avait toutes les
ethnies. On ne sait pas bien combien d’esclaves d’origine
Yoruba arrivaient de l’autre côté, peut-être 30% ? Peut-être
5%, 2%? Aujourd’hui la religion des Haïtiens est une religion
yoruba — stricto sensu.
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6 ) L'ethnopsychiatrie