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Introduction aux questions épistémologiques
J’ai
raconté un récit de ce genre dans un de mes livres, un récit
talmudique. C’est un rabbi, un grand interprète des rêves, ce
n’est pas un chaman — cela ne convient pas à un “juste”
— disons que c’est le “maître”. C’est donc une sorte de
chaman juif qui reçoit les gens et leur donne du “sens”. Une
femme vient le voir et lui dit: “Rabbi, j’ai fait un rêve qui
m’inquiète beaucoup. J’ai rêvé que mon grenier s’ouvrait
et que tout mon grain fichait le camp ”. Le rabbi regarde la
femme et déclare: “Tu peux rentrer tranquillement chez toi, tu
vas accoucher et ce sera un garçon”. Elle rentre chez elle,
elle accouche d’un garçon. Plusieurs années plus tard, la
femme fait le même rêve, elle revient chez le rabbi qui lui dit:
“Tu peux rentrer chez toi tranquille, ce sera un garçon”.
Elle rentre chez elle et c’est un garçon. Elle refait une
troisième fois le même rêve et revient voir le rabbi, mais le
rabbi n’est pas là, il y a seulement son assistant. Elle lui
raconte son rêve et l’assistant dit: “Ton mari va mourir”.
Elle rentre chez elle, consternée, et son mari meurt. Le rabbi
ayant eu connaissance de ce qui s’était passé appelle
l’assistant et lui dit: “Malheureux! Tu as vu ce que tu as
fait?” (rires). Le Talmud est plein d’histoires comme cela.
Dans
le Talmud, le rabbi donne un commentaire explicatif à cette
histoire. Que dit le rabbi dans son commentaire?: “Un rêve ne
vaut que par son interprète”. Qu’est-ce que cela peut bien
vouloir dire? Qui est l’interprète? Le rêveur ou le rabbi? Le
rabbi bien sûr dans notre histoire! C’est un mauvais rabbi!
Troisième
histoire, c’est pour introduire aux questions épistémologiques,
et ensuite nous allons voir comment concevoir les champs théoriques
dont a parlé Jean-Marie. Il y a dans une discipline qui
s’appelle la psychopathologie — la mienne, une de mes
disciplines de référence — un être surnaturel que vous
connaissez, mais vous ne savez pas que c’est un être
surnaturel. En 1952, révolution en psychopathologie, on invente
les neuroleptiques. Savez-vous comment ? Par hasard, comme
beaucoup de découvertes d’ailleurs. On cherchait un
antihistaminique pour diminuer les phénomènes allergiques. Et on
cherchait un médicament pour réduire la violence du choc opératoire.
On a donc administré cette substance et l’on a remarqué que
les patients qui allaient à l’opération n’y allaient plus du
tout angoissés. On cherchait un antihistaminique et l’on avait
peut-être trouvé autre chose. En fait, on avait trouvé la
chlorpromazine en administrant ce médicament à des gens dont on
pensait qu’ils avaient quelque chose. S’il y a un médicament,
c’est bien en effet qu’il y a une maladie ! Mais à ce
moment-là, il fallait tester le médicament. à l’heure
actuelle, si vous voulez tester un médicament, vous devez dire ce
que vous vous attendez à trouver, sinon on ne vous autorise pas
à le tester sur des humains. Il faut donc que vous décriviez —
par le menu — ce que vous vous attendez à trouver. Or, pour la
chlorpromazine ce n’était pas possible puisque ce n’était
pas ce que l’on s’attendait à trouver. Ces médicaments, s’était-on
dit, n’agissent probablement pas pour les raisons prévues. On a
donc utilisé un outil bien connu : “ le double aveugle ”, où,
comme chacun sait, le malade ignore si on lui administre un vrai
ou un faux médicament, comme d’ailleurs le médecin qui donne
ces fameux médicaments. Par ce procédé on obtient une molécule
“ active ”, c’est-à-dire que si l’on obtient lors de
l’expérimentation 40% de guérison avec le placebo et 42 % de
guérison avec le médicament effectif, on dira que le médicament
testé est “actif”. Vous connaissez l’“effet placebo”?
“Je te plairai”! En fait, je crois que c’est le début
d’un psaume; donc je vais guérir pour “plaire” à mon médecin!
C’est la théorie du placebo. Ce placebo est extraordinaire car
c’est à partir de lui que l’on va dire: il existe une vraie
maladie, un vrai médicament. Et puis, ces 40 % qui sont guéris
par le faux médicament, on ne sait pas s’ils sont vraiment guéris.
Et s’ils sont guéris, par quoi le sont-ils? Question
fondamentale ! Il y a deux expériences qui ont été publiées
mais jamais renouvelées — on ne sait pas pourquoi. L’une aux
États-Unis et l’autre en Angleterre, expériences qui n’ont
pas été faites à grande échelle car vous comprenez bien
qu’elles furent menées à l’instigation de laboratoires
pharmaceutiques. Le protocole est très sérieux, bien que les
chercheurs qui en sont à l’origine l’aient réalisé comme
une farce. Le protocole est le suivant : on administre une vraie
molécule et un faux médicament à deux groupes de malades répertoriés
de la même manière. Mais on dit à ceux à qui on administre un
placebo: “Voyez-vous, dans ce médicament, il n’y a rien, si
ce n’est du sucre. Notre expérience nous a cependant montré
que les malades guérissent quelquefois avec ces médicaments. Êtes-vous
d’accord pour essayer?” Quels sont les résultat? Identiques
à ceux obtenus lorsque les gens ne le savent pas! Cela pose problème,
parce qu’ici ils ne guérissent pas pour plaire puisqu’ils le
savent. Certains ont cherché à surmonter le problème en
estimant que les patients, bien que sachant qu’on leur avait
administré un placebo, “ont pensé” qu’on leur avait quand
même donné un médicament. En interrogeant les patients pour
savoir s’ils pensaient qu’on leur avait administré un médicament
sans le leur dire, la moitié répondra oui, l’autre, non. Sans
qu’il y ait de différence de guérison entre la première et la
deuxième moitié ! Cet objet, le placebo, est aussi fabuleux que
le truc de mon chaman indien ou l’interprétation qui n’est
pas l’interprétation du rabbi, sauf qu’ici c’est un objet
qui n’est pas un objet puisque personne ne sait ce qu’est un
placebo ! Donc l’effet placebo disqualifie tous les objets car
on ne rejette pas seulement des molécules avec cet effet-là, on
rejette aussi des pensées entières.
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) Maître et thérapeute |