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Une anecdote significative.
Tobie
Nathan:
Vous comprenez ce qu’il dit? Peut-être qu’il parlait de moi?
Il y a un texte qui m’a beaucoup étonné à un moment donné
lorsque j’ai commencé à travailler sur ce domaine. C’est un
texte très ancien et que certains d’entre vous connaissent
peut-être: un texte écrit par Lévi-Strauss dans les années 50,
publié en 1958 et qui s’appelle “ Le sorcier et sa magie ”.
Ce texte reprend l’autobiographie d’un chaman en racontant la
chose suivante qui est toujours restée ancrée en moi comme une
question : c’est un jeune homme qui a à peu près 14 ans — un
Indien d’Amérique du Nord, du Canada — et qui assiste à une
cure faite par un chaman. Le chaman soigne une femme et à un
moment donné il sort de l’intérieur de son corps une boule
ensanglantée en disant:
“La
maladie, c’est ça !” Le jeune homme qui est là attrape le
chaman après la séance et lui dit “Je t’ai vu, tu es
un tricheur, ce que tu fais, ce n’est pas vrai. Je t’ai vu, tu
as mis des plumes dans ta bouche, tu les a mâchées pendant tout
le temps que tu traitais cette femme et au dernier moment tu
t’es mordu la langue, ça saignait. Je t’ai vu sortir cette
boule de ta bouche et tu as fait semblant de la sortir du ventre
de la femme. En fait, tu n’as pas fait sortir la maladie du
corps de la femme puisque la boule c’était des plumes et ton
sang”.
Et
c’est alors que le vieux chaman lui répond la seule chose
qu’il puisse lui rétorquer: “Tu me dis ça, parce que tu veux
être initié au chamanisme, eh bien, je vais t’apprendre”. Le
livre raconte la suite des événements: l’initiation du jeune
homme qui apprend en particulier comment chasser la maladie,
comment s’envoler, comment rentrer dans un caillou, etc. Le
jeune homme grandit et devient chaman à son tour, mais d’une façon
assez bizarre. Un jour un malade lui dit : “J’ai rêvé que
c’était toi qui me soignais”. Il entreprend de le soigner, ça
marche. Et il continue à soigner, devenant chaman à son tour. Un
jour il rencontre l’ethnologue Franz Boas à qui il raconte son
histoire:
“Moi, je suis un vrai chaman parce qu’à côté il y a un
chaman qui dit faire sortir la maladie, mais il ne fait pas sortir
la maladie. Le chaman d’à côté, Il plante une épée dans un
arbre, il fait un tour de “passe-passe” et quand il se lève
l’épée bouge et à ce moment là il dit : “Voyez la maladie
c’était du vent et c’est le vent de la maladie qui a fait
bouger l’épée”.
Ça c’est une “fausse” maladie, moi je sors une “vraie”
maladie puisque je la sors de la boule ensanglantée — comme mon
maître ”.
Nous
nous trouvons ici devant la situation où un vieux chaman porte en
même temps une critique sur celui qui va devenir son maître et
une critique qui semble plus rationnelle — du type de celle que
nous pourrions porter ! Au fur et à mesure il bouge dans son récit
et à la fin, ce qu’il avait critiqué chez son maître, c’est
ce qui fait que lui est un vrai chaman et l’autre un faux.
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3
) Introduction aux questions épistémologiques |