Par, Antonio Zirión Quijano

De la tonalité de la vie 

Essai de Caractérisation Préliminaire

(Traduction de Roland Vaschalde et Charles Cascalès revue par l'auteur)

_________________

Page 1 - Page 2 - Page 3 - Page 4 - Page 5 - Page 6 - Page 7 - Page 8

     Le thème de la relation entre les tonalités successives prend ici tout son intérêt. Car il est clair que les tonalités sont instantanées comme la vie qu'elles colorent, et qu'elles sont incluses dans les situations ou, si l'on préfère, dans les circonstances que cette vie traverse ou dans laquelle elles vont intervenir. Une tonalité cède la place à une autre suivant une succession de transitions normalement insensibles et donc pratiquement invisibles mais aussi quelques fois de façon brusque et parfaitement repérable. Il est facilement compréhensible qu'un voyage, un déménagement, un nouveau travail, une nouvelle relation personnelle, une quelconque modification 'significative' de l'environnement, entraîne normalement un changement corrélatif de tonalité. Il est digne d'attention de noter que cela se produit selon des variantes diverses, de même que varie notre manière d'en prendre conscience, qui parfois n'est pas immédiate : il faut alors qu'advienne un événement quelconque qui nous en donne la 'clef'. Il peut même nous arriver que nous nous obstinions à vivre, sans en être conscient, en fonction d'une tonalité désormais morte.
J'ai gardé jusqu'ici implicite le fait que toute tonalité faisait partie d'une chaîne ou flux de tonalités. Quoiqu'on puisse au final parler de tonalités instantanées, momentanées, elles ont aussi leurs modes de conservation, de persévération, comme de regroupement au sein d'une seule tonalité d'amplitude plus vaste. Par exemple la tonalité d'un long voyage finit-elle par réunir celles de ses différentes phases et étapes, lesquelles en font de même avec celles de chacun des jours. Étant entendu, cependant, qu'une rupture puisse toujours venir interrompre l'harmonieuse succession de la série. 
L'inclusion des tonalités dans des moments, des situations, des circonstances donnés, peut aussi s'étendre à des 'espaces', des 'lieux', à ce que nous pourrions appeler, en s'appropriant l'expression d'Alfred Schutz pour lui donner un sens distinct, des 'espaces finis de sens' : le seuil de la maison, la salle à manger, la maison entière, le voisinage, le trajet de la maison à l'école ou au travail, le coin de rue où se réunissent les amis, le marché et chacun de ses étals, le parc et chacun de ses recoins. Je veux dire que la vie revêt une tonalité distincte dans chacun de ces espaces et parce qu'elle se déroule en lui ; mais cette tonalité n'est en fait rien de plus qu'une phase de la tonalité globale qui s'accorde avec les multiples phases de multiples dimensions. N'importe quelle tonalité peut finir par s'intégrer dans une autre 'plus vaste' ; n'importe laquelle peut se dissoudre dans une de ses 'phases' élémentaires. Il y a donc, tout à la fois, une pluralité interne de tonalités dans chaque tonalité et une pluralité externe de tonalités dans un flux de tonalités. Mais tout ceci devra faire l'objet d'une étude plus détaillée ; je voulais simplement évoquer ici la complexité d'un tel sujet et du travail d'analyse et de description qu'il requiert.
Or, l'idée pourrait surgir de concevoir la 'sensation' ou le 'sentiment' de la tonalité (le fait même de l'éprouver) comme un champ sentimental dont les modifications seraient les sentiments et émotions particuliers (aussi bien non-intentionnels qu'intentionnels). De la même façon qu'une sensation thermique (cette chaleur à la surface de ma peau) peut se comprendre comme une accentuation orientée et graduée du champ thermique de sensation, ainsi éprouver une émotion ou une affection consisterait en une accentuation orientée et graduée du champ sentimental ou affectif. Mais une telle vision de la tonalité nous conduirait très probablement à créer une confusion avec ce qu'on appelle normalement 'état d'âme' ou 'humeur'. Établir la distinction sera donc crucial, surtout dans l'optique de l'intégration de ce concept au sein de certaines philosophies phénoménologiques. Ce que j'appelle 'tonalité de la vie' n'est pas cet état d'âme que nous éprouvons nécessairement à chaque instant, si l'on entend par là un état totalement subjectif, l'état de l'affectivité ou du champ affectif en chacun de nos instants. La tonalité ne désigne pas la façon dont je me sens ; plutôt ma façon de voir les choses, la manière dont le monde se colore selon ma façon de le 'vivre', d'en être affecté… Évidemment la tonalité que je mets dans les choses peut dépendre pour une bonne part de mon état d'âme, ce pourquoi c'est un thème digne d'étude - si ces questions de tonalités de la vie peuvent être considérées comme absolument dignes d'étude -- que celui de la relation entre état d'âme et tonalité. Mais de toute manière, que l'état d'âme soit un des facteurs les plus importants dans la conformation ou la détermination de la tonalité, il n'en est pour autant aucunement le seul : celle-ci est, comme je l'ai dit, la résultante d'une sorte de 'somme', la quintessence d'un complexe affectif incroyablement compliqué, et jamais aucun arôme unique, pour intense et fondamentale que soit sa valeur particulière. Au surplus, le même état d'âme peut être présent dans des tonalités distinctes, ce qui nous a fait dire qu'il pouvait se répéter, être vécu plus d'une fois. En rigueur de terme cela ne peut jamais advenir pour une tonalité. Mais par contre l'hypothèse est plausible que la dite 'somme' ne soit pas une 'somme' pure et simple mais que la qualité affective de la tonalité ait une nature propre, nouvelle et distincte par rapport aux qualités des émotions et affects, des humeurs et sentiments qui contribuent à la façonner.

 Page suivante, page 7