C'est
qu'elle n'est pas bête (éloge de la bêtise sainte et modeste qui
comprend le vrai sens d'une parole à travers un voile de lumière), elle
est sotte, c'est -à dire atteinte d'un bon sens négatif dérisoire qui rétrécit
tout au terre à terre. Ainsi des mots qu'elle réitère: «Sérieux!
Positif! Bon sens! ». Positivisme inerte, maniaque, qui pénètre à la
longue tous les hommes de l'hystérie abrutissante dont les vocables sont
issus. « Le plus étonnant est qu'ils font des dupes, qu'ils arrivent
parfois à dis- poser du pouvoir gouvernemental en divers États [...]. L'âme
de cette femme que j'aime est sœur de celles-là. Miss Alicia, dans la
vie quotidienne, c'est la déesse Raison» (5). Belle comme la Vénus
Victrix, elle n'est pas une artiste, mais seulement une virtuose, une médiocre
dotée d'un talent d'agrément. Même pas bonne, mais bonasse et
avaricieuse. Lorsqu'elle pleure ce n' est que niaiserie émue et simple
transsudation d'animalité. « Ah ! Qui m'ôtera cette âme de ce corps»
s'écrie Lord Ewald (6). La contempler morte serait son seul désir, si la
mort n'entraînait l'effacement de ses traits. «En un mot la présence de
sa forme (...] suffirait à mon indifférence éblouie» (7). Or, c'est
impossible. Aussi veut-il lui-même mourir. «Non, dit Edison, je vais réaliser
vos vœux, puisque la science peut tout. Je vais accomplir votre rêve
tout entier» (8). Il va procéder à une véritable
transsubstantiation. Mais de qui en qui? Ou de quoi en quoi?
Edison
nous met d'abord en présence d'une « apparition» (titre du chapitre III
du livre II), un être mystérieux d'où se dégage une impression
d'inconnu. Elle se nomme Hadaly et n'est pas un être vivant nous dit
Edison. Ce n'est pas une personne, mais une entité électro-magnétique,
faite de chair artificielle, qui donne toute l'illusion de la vie. C'est
une andréide. L'écueil à éviter étant que « le fac-similé ne
surpasse physiquement le modèle» (9). Elle n'est que le squelette d'une
ombre, attendant que l'ombre soit. Le projet d'Edison est de ravir la présence
d'Alicia et de la transférer sur Hadal y. Il va réincarner tous les
traits extérieurs d'Alicia, la grâce de ses gestes et la plé-nitude de
son corps. Il va se saisir de son apparence et sera le meurtrier de sa
sottise, de son animalité triomphante. « Ensuite à la place de cette âme
qui vous rebute dans la vivante, j'insufflerai une autre sorte d'âme
[...], je dédoublerai cette femme [...]. Je tirerai la vivante à un
second exemplaire et transfigurée selon vos vœux (...]. Je prétends
pou- voir [...] faire sortir du limon de l'actuelle science humaine un être
fait à notre image et qui nous sera, par conséquent, ce que nous sommes
à Dieu» (10).
Nous
voici donc en présence de la seconde fondation de l'utopie de la
modernité: faire un être à notre image, comme l'homme est à
celle de Dieu, grâce à la science, indiscutable, transparente, lumineuse
comme un glaive sacré. Utopie dont la condition de possibilité implique
le dualisme, dualisme entre l'âme et le corps. Cette croyance en la
toute-puissance d'une science électronique s'accompagne de la certitude
d'une fin des guerres par une démocratie transparente. Et le tout s'avoue
comme la fin de tout rêve possible, puisque tous les rêves sont réalisés.
Vers la
page 3: Le corps virtuel
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(5) lbid., Livre 1, chapitre XVII.
(6) lbid., Livre J, chapitre XVIII.
(7) lbid.
(8) lbid., « Pourquoi pas? " est la devise des temps modernes
(voir Livre J, chapitre VIII). (9) lbid., Livre II, chapitre JV.
(la) lbid.
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