Dénouement:
Lord Ewald part avec Hadaly. Le bateau prend feu et sombre. Hadaly
disparaît en mer. Ewald prendra le deuil d'Hadaly. Apprenant la nouvelle,
Edison entre dans une grande rêverie attristée et frissonne « de froid
sans doute» (11), en silence. Et puisque son âme est morte, Hadaly n'est
pas reproductible. Elle sera unique.
Dans tous
ces thèmes de l'Ève Future on trouve nombre de concepts qui sont repris
dans les uto- pies actuelles, celles du XXI' siècle: un homme parfait,
immortel, construit par des techniques de simulation, et qui pense, sent
et imagine un monde infiniment meilleur que le nôtre. Cette utopie a
valeur de paradigme, car nous en utilisons les thèmes, mais de manière
discontinue, ponctuelle, un par un, sans nous apercevoir qu'en réalité
cette utopie fonde une vision globale de la société future. Il s'agit de
« la Grande Santé» qui tend à s'imposer comme seul et unique projet
mondial.
Un trait caractéristique de l'utopie réside dans la prétention au
gouvernement direct des esprits par la science et la technique qui
s'imposent sans médiation. Tout au moins dans les utopies techno-
logiques qui, selon Ruyer, succèdent aux utopies sociales, après 1850
(12). Dans ces utopies technologiques, en particulier architecturales, on
trouve la vision de Dieu, c'est-à-dire telle que Dieu peut l'avoir. Comme
le dit Louis Marin, «le spectateur, en perspective, à vol d'oiseau, se
trouve à un point de vue dominant. D'une telle altitude son regard
"rassemble" un espace qu'il totalise "vraiment". À
cause de son œil dominant, de sa vue totalisante, de son pouvoir de
contrôle scopique ou théorique de l'espace, l'observateur s'identifie
pour un bref instant [...] au Maître du monde, dont il devient, grâce à
son point de vue, le mandataire fictif» (13). Marin songeait ici à
l'architecture utopique. Mais nous transposerons cette analyse à celle du
corps virtuel.
Le
corps virtuel
Voici
devant nous sur un écran, visualisé en trois dimensions, offert dans ses
profondeurs, transparent, un corps humain que les techniques de saisie
numérique ont entièrement déplié, explicité. Il ne s'agit pas d'une
reconstruction anatomique abs- traite, d'un schéma poussé, mais d'une
modélisation à partir de séquences d'images prises par résonance
magnétique, sur un sujet volontaire. Il s'agit bien d'un corps,
celui-là. Il a fourni des millions. de données qui ont été liées à
une base de connaissance (un système-expert): à partir de là, om sait
tout sur ses fonctions, ses maladies réelles ou possibles, l'emplacement
des organes, leurs liaisons.
Un tel
corps virtuel est un compromis vivant/technique, il existe et n'existe
pas, puisque le sujet qui en est le point de départs' est offert
volontaire- ment au dépassement, à sa propre perfection. Un tel corps
est plus riche, plus informel, plus parfait que notre pauvre corps cachant
ses misères. Ce n'est pas un pur esprit, mais un corps-concept plus haut,
plus pur, plus complexe que le corps-chair.
Que penser de cet objet, sinon qu'il relève à la fois de l'utopie et de
l'idéologie? Utopie, car les métaphores porteuses de l'utopie y sont
présentes de manière éclatante: la vue totale, impérieuse, rationnelle
y est reine, rejoignant ainsi la vision divine que révèle Louis Marin
dans son analyse de l'architecture utopique. Et non seulement cette vision
est celle des surfaces mobiles, comme c'était le cas avec le panopticon,
mais encore ce sont les profondeurs insondables de notre corps, tissus,
appareil nerveux et musculaire, sang, qu'elle révèle à l'extérieur et
qu'elle offre à chacun.
Sonder
les reins et les cœurs était l'affaire d'un Dieu, cela ne suffit plus à
nos techno-scientistes ; il leur faut le corps entier, le virtuel, plus
réel que la réalité. Cette entreprise qui tend à substituer moralement
la fiction virtuelle à la pauvre réalité, qui pour cela passe par
la Raison toute-puissante et ne peut se parfaire elle- même que dans les
mains des savants, a donc tout de l'utopie. Mais elle est aussi
idéologie: car serait-elle seulement envisageable si, travaillant à ses
côtés, inlassable et déterminante, ne se trouvait une idéologie
puissante, celle du pouvoir de la techno-science? Dans le sillage des
intuitions de Wilhelm E. Mulhmann, c'est-à-dire à la fois idéologique
et utopique, utopique et pratique, divine et humaine, prophétique et
totalisante, ambiguë et énigmatique, cette image du corps virtuel dans
une - pourquoi pas? planète virtuelle se dessine ici à l' horizon de nos
recherches.
Vers la
page 4: Trois projets
scientifique du visible
________________
(II) Ibid.,
Livre VI, chapitre XV.
(I2) Raymond Ruyer, L'Utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950.
(13) Louis Marin, « Frontières de Utopia » in Hermann Parret,
Bart Verschaffel et Mark Verminck (sous la direction de), Ligne,fron-
tière, horizon, Liège, Mardaga, 1993.
|