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Le corps Classes prépas par J. Llapasset

Le corps, création calculée 

par Lucien Sfez Professeur Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne

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Dénouement: Lord Ewald part avec Hadaly. Le bateau prend feu et sombre. Hadaly disparaît en mer. Ewald prendra le deuil d'Hadaly. Apprenant la nouvelle, Edison entre dans une grande rêverie attristée et frissonne « de froid sans doute» (11), en silence. Et puisque son âme est morte, Hadaly n'est pas reproductible. Elle sera unique.

Dans tous ces thèmes de l'Ève Future on trouve nombre de concepts qui sont repris dans les uto- pies actuelles, celles du XXI' siècle: un homme parfait, immortel, construit par des techniques de simulation, et qui pense, sent et imagine un monde infiniment meilleur que le nôtre. Cette utopie a valeur de paradigme, car nous en utilisons les thèmes, mais de manière discontinue, ponctuelle, un par un, sans nous apercevoir qu'en réalité cette utopie fonde une vision globale de la société future. Il s'agit de « la Grande Santé» qui tend à s'imposer comme seul et unique projet mondial.

Un trait caractéristique de l'utopie réside dans la prétention au gouvernement direct des esprits par la science et la technique qui s'imposent sans médiation. Tout au moins dans les utopies techno- logiques qui, selon Ruyer, succèdent aux utopies sociales, après 1850 (12). Dans ces utopies technologiques, en particulier architecturales, on trouve la vision de Dieu, c'est-à-dire telle que Dieu peut l'avoir. Comme le dit Louis Marin, «le spectateur, en perspective, à vol d'oiseau, se trouve à un point de vue dominant. D'une telle altitude son regard "rassemble" un espace qu'il totalise "vraiment". À cause de son œil dominant, de sa vue totalisante, de son pouvoir de contrôle scopique ou théorique de l'espace, l'observateur s'identifie pour un bref instant [...] au Maître du monde, dont il devient, grâce à son point de vue, le mandataire fictif» (13). Marin songeait ici à l'architecture utopique. Mais nous transposerons cette analyse à celle du corps virtuel.

Le corps virtuel

Voici devant nous sur un écran, visualisé en trois dimensions, offert dans ses profondeurs, transparent, un corps humain que les techniques de saisie numérique ont entièrement déplié, explicité. Il ne s'agit pas d'une reconstruction anatomique abs- traite, d'un schéma poussé, mais d'une modélisation à partir de séquences d'images prises par résonance magnétique, sur un sujet volontaire. Il s'agit bien d'un corps, celui-là. Il a fourni des millions. de données qui ont été liées à une base de connaissance (un système-expert): à partir de là, om sait tout sur ses fonctions, ses maladies réelles ou possibles, l'emplacement des organes, leurs liaisons.

Un tel corps virtuel est un compromis vivant/technique, il existe et n'existe pas, puisque le sujet qui en est le point de départs' est offert volontaire- ment au dépassement, à sa propre perfection. Un tel corps est plus riche, plus informel, plus parfait que notre pauvre corps cachant ses misères. Ce n'est pas un pur esprit, mais un corps-concept plus haut, plus pur, plus complexe que le corps-chair.

Que penser de cet objet, sinon qu'il relève à la fois de l'utopie et de l'idéologie? Utopie, car les métaphores porteuses de l'utopie y sont présentes de manière éclatante: la vue totale, impérieuse, rationnelle y est reine, rejoignant ainsi la vision divine que révèle Louis Marin dans son analyse de l'architecture utopique. Et non seulement cette vision est celle des surfaces mobiles, comme c'était le cas avec le panopticon, mais encore ce sont les profondeurs insondables de notre corps, tissus, appareil nerveux et musculaire, sang, qu'elle révèle à l'extérieur et qu'elle offre à chacun.

Sonder les reins et les cœurs était l'affaire d'un Dieu, cela ne suffit plus à nos techno-scientistes ; il leur faut le corps entier, le virtuel, plus réel que la réalité. Cette entreprise qui tend à substituer moralement la fiction virtuelle à la pauvre réalité, qui pour cela passe par la Raison toute-puissante et ne peut se parfaire elle- même que dans les mains des savants, a donc tout de l'utopie. Mais elle est aussi idéologie: car serait-elle seulement envisageable si, travaillant à ses côtés, inlassable et déterminante, ne se trouvait une idéologie puissante, celle du pouvoir de la techno-science? Dans le sillage des intuitions de Wilhelm E. Mulhmann, c'est-à-dire à la fois idéologique et utopique, utopique et pratique, divine et humaine, prophétique et totalisante, ambiguë et énigmatique, cette image du corps virtuel dans une - pourquoi pas? planète virtuelle se dessine ici à l' horizon de nos recherches.

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(II) Ibid., Livre VI, chapitre XV.
(I2) Raymond Ruyer, L'Utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950.
(13) Louis Marin, « Frontières de Utopia » in Hermann Parret, Bart Verschaffel et Mark Verminck (sous la direction de), Ligne,fron- tière, horizon, Liège, Mardaga, 1993.