Dire de " l’autre
corps "Il est
impossible de soulever la question du corps sans aborder la différence
sexuelle : on a souvent réduit Levinas à un penseur de l’éthique,
tandis qu’on a généralement beaucoup moins insisté sur la place prépondérante
de la différence sexuelle dans ses écrits (26). La différence
sexuelle est pourtant essentielle dans l’œuvre de Levinas et représente
un vecteur fondamental du cheminement de sa pensée. Résumons brièvement
l’itinéraire.
Dans Le Temps et
l’autre, Levinas définit la différence sexuelle comme " structure
formelle [...], qui découpe la réalité dans un autre sens et
conditionne la possibilité même de la réalité comme multiple, contre
l’unité de l’être proclamée par Parménide " (27).
La différence sexuelle n’y est pas une différence spécifique
quelconque, ni une dualité de deux termes complémentaires, ni une
contradiction, mais une dualité insurmontable. C’est dans la relation
érotique que " le moi (vir) " qui
tente de s’identifier à soi subit une altération décisive, car,
selon l’expression de Levinas, il perd sa " virilité ",
c’est-à-dire son pouvoir. En quête du tout autre, Levinas donne un
nom à la différence irrécupérable qu’il cherche : le féminin.
Celui-ci est pensé comme ce qui ne se représente pas, ce qui échappe
au discours philosophique qui a généralement essayé de le réduire à
son autre donc au même. Jusqu’à Totalité et infini le féminin
est l’autre par excellence.
À partir d’Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence le féminin ne sera plus
mentionné dans ses écrits philosophiques alors qu’il est rediscuté
dans les commentaires talmudiques. Mais l’altérité sexuelle continue
à inquiéter ses écrits philosophiques ultérieurs. Dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, la subjectivité se
décline au féminin comme vulnérabilité, sensibilité, hémorragie
pour l’autre. Il s’agit d’une subjectivité en rupture
d’essence, maternité se caractérisant par le gémissement des
entrailles. Dans ce livre, l’altérité rencontrée par le Même comme
différence pure devient constitutive de la subjectivité.
" J’accède
à l’altérité d’Autrui, écrit Levinas, à partir de la société
que j’entretiens avec lui et non pas en quittant cette relation pour réfléchir
sur ses termes. La sexualité fournit l’exemple de cette relation,
accomplie avant d’être réfléchie ; l’autre sexe est une altérité
portée par un être comme essence et non pas comme l’envers de son
identité, mais elle ne saurait frapper un moi insexué. Autrui comme maître
– peut nous servir aussi d’exemple d’une altérité qui n’est
pas seulement par rapport à moi, qui appartenant à
l’essence de l’Autre n’est cependant visible qu’à partir d’un
moi " (28).
Les implications de ce
passage sont cruciales, car dans la mesure où Levinas assume que le
" moi est sexué " il réfute la thèse du seul
" corps sexué " comme objet appropriable et à la
fois " le sexe " scientifique, lequel dans sa
froideur calculatrice le détache de toute sensibilité. Ce " moi
sexué " est pourtant " l’homme ".
Levinas reconnaît décrire la différence sexuelle du point de vue de
l’homme, admettant par là qu’il y en a un autre, des autres. Chose
rare en philosophie, laquelle, soit refoule cette question comme s’il
n’y avait qu’un sexe, soit au mieux prétend un sujet " neutre ",
derrière lequel se cache à peine l’homme et dont on peut déduire
sans exagérer (si toutefois ce n’est pas l’exagération qui conduit
au mouvement) que l’histoire de la philosophie est une histoire
d’homme, réduisant " femme ", " enfant ",
" animal " à " son " autre pour
atteindre cette souveraineté qui pourrait lui faire oublier qu’il est
vulnérable, sensible, exposé, sans certitude et variable. Ces " qualités "
sont réduites à des attributs et appartiennent traditionnellement au
champ des soi-disant attributs féminins que le moi héroïque refoule
pour les imposer ou les accorder à son autre qui est aussi " la
femme " dont le concept n’est pas moins douteux. Car dans
cette tradition elle est, soit artifice, soit démon, jamais là où
on la cherche, introduisant fiction et scission " elle est le
récit de la brisure en l’homme " (29). Ce récit cache
le fait que l’être humain – qu’il soit homme ou femme – " n’est
pas tout ", ni entité , ni éternel.
Si Levinas a le mérite
de rendre à la subjectivité de l’autrement qu’être les qualités
que l’histoire de la philosophie efface ou omet de dire, il n’est
cependant pas libre de cette tradition à laquelle il est impossible
d’échapper par un pur acte volontariste. Ses descriptions de la femme
et de l’érotique s’avèrent ambivalentes (30).
En signant cependant sa
réflexion au masculin sans s’identifier à un sujet universel, en
reconnaissant la " défaillance du sujet ", Levinas
ouvre de nouvelles voies : la question de la différence sexuelle,
et avec elle celle du corps irréductible au corps phénoménologique,
peuvent être abordées sur un autre terrain, ne retournant plus à
l’identité et la vision de " l’homme ", la
seule que cette tradition (re-)connaisse.
Paulette Kayser -
Docteur en Philosophie - Université Paris VIII
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