Temps
sensible
Chez Levinas cette
"chose" évoque un passé immémorial renvoyant certes à la
bonté de la création et à un Dieu, mais il s’agit d’un Dieu
invisible et irreprésentable dont "l’absence est préférable à
sa présence" (20). L’immémorial est sans origine,
an-archique, étant donné qu’il se refuse à toute réminiscence. Ce
temps précède le moi conscient qui n’est pas à sa propre origine.
Ce passé ce refuse à la synchronisation des signes et à la mémoire.
Dans un entretien, Levinas explique : " Je suis parti de
ce qui ne s’est pas présenté à nous pour être assumé et qui,
cependant, tout autre que moi, me tient. Ce qui est en moi avant ma
liberté, ce qui n’a pas été accepté par moi et qui, cependant, ne
m’a pas réduit au rôle d’un simple effet " (21).
Ce temps irreprésentable
n’est pas " passé " parce qu’il est lointain,
mais parce qu’il est incommensurable avec le présent : il est en
quelque sorte là sans se faire jour. Il structure la subjectivité dans
Autrement qu’être ou au-delà de l’essence dans la mesure
où le " je pense " est toujours séparé du " moi
passif " ou réceptif par un espace temporel : laps
de temps désignant le retard de la conscience sur elle-même. Le
sujet ne peut être affecté par autrui que parce qu’il est arraché
à soi-même. Autrement dit, il est dessaisi dans un double sens :
il ne peut pas " saisir " autrui et il ne peut pas
non plus se saisir " soi-même ".
Pensée à partir de la
passivité, la temporalisation devient incompatible avec
l’intentionnalité : " Une subjectivité du
vieillissement que l’identification du Moi avec lui-même ne saurait
escompter, un sans identité mais unique ", écrit
Levinas (22). Je vieillis mais je ne me vois pas vieillir,
seulement les rides du visage en témoignent. Il n’est donc pas
fortuit que " l’immémorial " comme passé
s’articulant sans recours à la mémoire, sans possibilité de représentation,
s’exprime comme " dire " inséparable de la chair.
Ce passé n’est ni originaire, ni linéaire, mais le temps
incalculable d’un être charnel affecté par l’autre et exposé.
La corporéité dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence trouve son temps dans l’immémorial :
parole et corporéité sont indissociables et ne permettent ni présent,
ni présentification. " La subjectivité de chair et de sang [...],
expose Levinas, se réfère à un passé irrécupérable, pré-ontologique
de la maternité et une intrigue qui ne se subordonne pas aux péripéties
de la représentation et du savoir " (23).
Mais pourquoi justement
la maternité et quelle maternité ? Celle d’une femme ?
Avant de revenir à cette question il faudra reprendre brièvement les
analyses sur le temps précédant Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence et aborder le lien intime entre le temps et le
" corps sexué ".
La philosophie de Lévinas
a le mérite de privilégier le temps de l’affect, de l’amour, de la
jouissance et de la souffrance par rapport au temps linéaire, du calcul
et du salaire. Lévinas distingue le temps et du temps économique et de
celui des horloges. Dans un long parcours où il constate d’abord le
" paradoxe du présent " (Le Temps et l’autre)
ainsi que le " déphasage de l’instant " (Totalité
et infini) pour disloquer ensuite la triade passé/présent/futur,
il rompt définitivement avec la présence du moi à soi ainsi qu’avec
l’autosuffisance du sujet, voire avec le sujet même (Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence).
Levinas demande :
" La socialité n’est-elle pas, mieux que la source de notre
représentation du temps, le temps lui-même ? " (24).
Dès le début le temps comme événement imprévisible n’est pas
pensable à partir d’un sujet isolé et seul, mais m’est ouvert et
donné par l’autre. Si Levinas cherche le temps dans la socialité,
celle-ci est cependant à distinguer de la somme des individus, de
l’idéal de la fusion et du rapport " commun " qui
implique la nostalgie d’une unité perdue : " communauté ".
La socialité levinasienne renvoie au " pluralisme de
l’existence " et s’avère donc incompatible avec une
communauté de genre, d’alter ego. Le face-à-face
sans réciprocité et sans symétrie s’avère à jamais incompatible
avec la terreur du consensus.
Le don du temps n’est
pas l’œuvre d’un autre abstrait, mais (en tout cas dans les
premiers écrits) d’abord celle de la féminité rencontrée
dans la collectivité " moi-toi " irréductible à
toute fusion. " À cette collectivité de camarades, nous
opposons la collectivité du moi-toi qui la précède ", écrit
Levinas dans De l’existence à l’existant (25). La
relation érotique, le charnel représente le modèle pour la recherche
du temps comme avenir et espoir. Cette relation échappe à l’idéal
de la communauté des " camarades ", encore trop héroïque,
trop " virile " comme le dit Lévinas, car refoulant
aussi bien la mortalité que le régime du tendre qui s’écrit
pourtant – parfois – au féminin.
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