Naissance permanente
"Le sensible, écrit
Lévinas, – maternité, vulnérabilité, appréhension – noue le nœud
de l’incarnation dans une intrigue plus large que l’aperception de
soi ; intrigue où je suis noué aux autres avant d’être noué
à mon corps " (12).
La subjectivité est en
naissance permanente. Dans une certaine mesure c’est toujours
l’autre qui me fait naître, fait naître mon corps, qu’il
s’agisse de la toute première naissance (biologique) – que nous
devons tous à cette femme qui est notre mère – ou des naissances ultérieures,
dans le sens du " devenir " à travers des caresses,
des amours, mais aussi des coups et des blessures se succédant tout au
long d’une vie, ce processus de naissance permanente ne s’arrêtant
qu’avec la mort.
On pensera dans ce
contexte à l’éloge que Lévinas fait de la caresse traversant toute
l’œuvre comme un fil conducteur, caresse qui ne vise "ni une
personne, ni une chose", mais le tendre. Comme " marche
à l’invisible " elle est à distinguer de tout projet et idée
et ne renvoie qu’au " pas-encore ". Dans Totalité
et infini, Lévinas écrit : " Dans la caresse,
rapport encore, par un côté, sensible, le corps déjà se dénude de
sa forme même, pour s’offrir comme nudité érotique. Dans le charnel
de la tendresse, le corps quitte le statut de l’étant " (13).
Dans ce rapport du tendre il n’y a plus d’objet et plus de sujet :
le charnel n’est ni le corps-objet du physiologiste, ni le corps-sujet
du pouvoir.
Dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, la caresse n’est
pas limitée au " rapport érotique " (lequel – on
pourrait d’ailleurs se demander pourquoi – ne fait pas partie de
l’éthique, bien qu’il semble l’ouvrir), mais élargie à tout le
domaine relationnel : " La caresse sommeille dans tout
contact et le contact dans toute expérience sensible [...] : le thématisé
disparaît dans la caresse où la thématisation se fait proximité " (14).
La caresse " sommeille "
dans la vue, dans l’ouïe et dans la parole donnée, car on peut voir,
entendre et même " dire ", comme on touche. Ici,
intervient un certain lien entre la corporéité et le langage. Mais
qu’entend Lévinas par langage ? Précisons qu’il ne tranche
pas explicitement entre langue, discours et parole, mais – tel que
nous l’avons mentionné – entre le " dit " et le
" dire ", aucun " dire " n’étant
le dernier, puisque le " dédire " l’accompagnant
aussitôt ajourne à jamais toute formulation définitive. On peut
avancer que Lévinas ne sépare pas corporéité et langage à condition
d’entendre par langage ce " dire préoriginel "
ne s’épuisant pas en aphophansis, et précédant le " dit ",
dire à distinguer et des systèmes linguistiques et de l’ontologie
ainsi que, plus généralement, de toute signification immobilisée.
La subjectivité est
message pour l’autre, " vouée sans se vouant ",
ne se connaissant et ne " connaissant " sa corporéité
qu’à partir de l’appel de l’autre. Cet autre, il ne faudrait
cependant pas le réduire à autrui, mais l’élargir à l’altérité
constitutive de la conscience.
C’est pourtant
seulement comme être charnel que la subjectivité peut être
sensible à cet appel : " La subjectivité du sujet,
c’est la vulnérabilité, exposition à l’affection, sensibilité,
passivité plus passive que toute passivité, temps irrécupérable,
dia-chronie in-assemblable de la patience, exposition toujours à
exposer, exposition à exprimer et, ainsi à Dire, et ainsi à Donner " (15).
Lévinas reprend et déplace
la réduction husserlienne, laquelle vise à découvrir, dans
la vie perceptive, les actes purs de la conscience constituant le sens
des choses et exige le mode de présence à soi du " moi pur ".
La réduction levinasienne engage la parole donnée, elle est " réduction
du dit au dire " : interruption de l’intentionnalité,
dé-position du " moi " : accusatif en guise de
nominatif. Cette subjectivité n’est pas celle du sujet empirique,
mais indique ce qui la précède : elle se réduit à la " signifiance
baillée à autrui ", don de la parole. Ce don n’est pas séparable
de la corporéité. " Le Dire approche de l’Autre en perçant
le noème de l’intentionnalité, en retournant "comme une
veste" la conscience, laquelle, par elle-même, serait restée pour
soi jusque dans ses visées intentionnelles " (16).
Ce qui importe ici
c’est le passage entre sensibilité, " dire " et
conscience qui désigne toujours un mouvement en dehors de
l’intentionnalité du " moi ", dépassant son
pouvoir, son vouloir. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre
que Lévinas récuse aussi bien la thèse d’un " langage qui
parle ", que celle réduisant celui-ci à un outil maîtrisable
servant la communication : " Le qui du Dire ne
se sépare pas de l’intrigue propre du parler – et cependant il
n’est pas le pour soi de l’idéalisme " (17).
L’être humain est né dans un " dire " le précédant,
avant d’être né à soi-même.
Jean-François Lyotard
semble justement évoquer cette " situation " –
certes à sa manière et donc différemment – lorsqu’il décrit
le nouveau-né comme être pré-maturé dans la langue dont la première
touche intervient lorsqu’elle " s’empare de lui avant
qu’il ne s’en pare " (18). Oublieux comme nous
sommes, nous avons l’habitude d’en parler " au passé ",
comme si nous faisions simplement usage de la langue et avec elle de
" notre " corps, sans tenir compte des traces que
l’événement du " prématuré " laisse à jamais
et qui influencent le présent et le futur, puisqu’elles ne renvoient
pas seulement à " l’incomplétude du corps " mais
aussi à " celle de l’esprit ". Autrement dit,
l’entité et l’autosuffisance n’ont jamais existé et ne sont guère
souhaitables (19) dans la mesure où elles freinent le mouvement du
sujet qui n’est – si on veut encore le nommer ainsi – que dans la
mesure où il est en naissance permanente.
Quoique la " langue "
chez Lyotard soit à distinguer du " dire " chez Lévinas,
dans la mesure où elle n’implique pas, comme chez celui-ci de " Dieu
qui vient à l’idée " ou de " merveille de la création ",
mais des " rudiments païens " et du " différend ",
il s’agit bien dans les deux cas des limites du pouvoir et de la maîtrise
de l’être humain et d’un abandon radical du sujet
autonome/identique, partant du fait que quelque chose est plus grand que
lui, le dépasse et demande à s’exprimer.
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