Rendant hommage à Jean
Wahl, Lévinas écrit en 1976 :
"Cette œuvre singulière en alternance, où le dire se ménage un
dédire et celui-ci un dédire nouveau, a largement participé au rejet
de la pensée se complaisant dans les systèmes exclusifs. Elle a été
le précurseur de certaines audaces (qui ne sont pas toutes des excès)
de la philosophie d’aujourd’hui " (1).
On peut constater que
ces mêmes lignes décrivent précisément l’œuvre de Lévinas dans
la mesure où celle-ci continue à ébranler et inquiéter les demeures
et les lieux habituels de la philosophie, dérangeant l’ordre de tous
ceux qui croient avoir trouvé leur port. Sa pensée est " étrangère
à tout mandarinat ", universitaire et extra-universitaire à
la fois. Préférant l’ombre à la lumière aveuglante, Lévinas met
au centre les confins de la philosophie, se préoccupant de ce qu’elle
omet de " dire ", de ce qu’elle efface à travers
son " dit ".
Il s’agit de dégager
de ce "dit" de la représentation – qui implique le sens figé
et freine le mouvement de la signification – un "dire"
exprimant un domaine de la pensée qui est en excès par rapport au
savoir et à la thématisation: excès de l’expression. D’ores et déjà
expression excessive, la pensée de Lévinas ne craint ni les terrains
glissants, ni les apories, préférant la faille et l’échec
philosophiques à la réussite, au Savoir et à la synthèse (2).
L’enjeu consiste à défaire la relation sujet-objet et le primat de
la conscience, de l’ego et de la présence, afin de pouvoir prêter
l’oreille au " dire " d’une sensibilité
primaire et inépuisable, d’une corporéité qui n’est pas de
l’ordre de la possession, mais témoignage d’une sensibilité sans
retour à la maîtrise d’un "je pense, donc tu n’es pas".
Lévinas souligne
continuellement l’importance de cette corporéité : "Seul
un sujet qui mange peut être pour-l’autre ou signifier. La
signification – l’un-pour-l’autre – n’a de sens qu’entre êtres
de chair et de sang. La sensibilité ne peut être vulnérabilité ou
exposition à l’autre ou Dire que parce qu’elle est jouissance" (3).
Celle-ci est intimement liée à l’altérité dans toutes ses formes.
Dans son œuvre, tant de passages témoignent de la grande portée de
cette jouissance, grâce à laquelle il semble impossible de réduire la
pensée de Lévinas à une pensée austère, puritaine ou à une morale
normative qu’il ne faudrait pas confondre avec l’éthique, ou plutôt
l’" ouverture éthique " se refusant à toute généralisation
et devoir, puisqu’elle s’avère indéductible de l’ontologie (4).
L’œuvre de Lévinas
est souci de la corporéité, de l’affection, de la sensibilité,
contestant aussi bien le cogito cartésien que le résultat
hégélien. Dans un long itinéraire allant de l’interruption du
sujet-substance à sa destitution radicale, il récuse dès les premiers
écrits le dualisme entre corps et âme ainsi que le primat du cogito
pour approfondir, dans les derniers écrits, le lien entre corporéité
et parole donnée. La subjectivité y intervient comme "exposition
de l’exposition" et dans la mesure où elle se fait "signe
pour autrui", elle exprime déjà la corporéité:
"L’identité [...] se fait non pas par confirmation de soi, mais,
signification de l’un pour l’autre, par déposition de soi, déposition
qu’est l’incarnation du sujet ou la possibilité même de donner, de
bailler signifiance" (5).
Comment dire le corps?
La corporéité est irréductible au corps qui se montre, au corps comme
phénomène ; la connaissance ne pourra jamais saisir la corporéité,
puisque d’une certaine manière, c’est le corps sensible qui lance
la pensée, en fait don au monde. Par conséquent, Lévinas ne thématise
pas, ne décrit pas le corps, n’en fait pas un objet de la
connaissance.
Dès Le Temps et
l’autre il se réfère à l’hypostase non pas comme celui (ou
vaudrait-il mieux dire celle ?) qui a mal, mais comme
celui qui est douleur, jouissance, sommeil, appétit. Le corps
y est conçu comme ce qui dépasse la maîtrise et la possession par la
conscience. Sont au centre la vulnérabilité, la fragilité, les
limites du pouvoir, de l’héroïsme du sujet. La question suivante,
posée lors d’une conférence de 1946, guidera l’ensemble des écrits
ultérieurs: "Y a-t-il dans l’homme une autre maîtrise que cette
virilité, que ce pouvoir de pouvoir, de saisir le possible ?" (6).
Dès les premiers écrits
le sujet est charnel et homme (je vais y revenir) et les deux "expériences"
qui ébranlent sa maîtrise sont l’éros et la mort comme " événements
de l’autre ". Dans Totalité et infini, Lévinas
approfondit les analyses de la corporéité : " Le corps
est une permanente contestation du privilège qu’on attribue à la
conscience de "prêter le sens" à toute chose. Il vit en tant
que cette contestation" (7). Cette contestation vise aussi
bien les soi-disant autonomie et liberté du sujet que
l’intentionnalité de la conscience. Car la conscience n’est pas
inconditionnelle, mais trouve sa possibilité dans l’être charnel. Le
corps est ce qu’on tente de maîtriser et ce qui s’avère immaîtrisable,
se refusant en partie à l’appropriation et la possession. On n’aura
qu’à penser aux notions transmises par la psychanalyse : corps
inconscient, corps somatique, symptôme. Or, il est certain que Lévinas
n’aime pas beaucoup la psychanalyse. Bien qu’utilisant souvent des
notions comme, par exemple, "trace", "traumatisme",
"psychose", Lévinas lui reproche de réduire l’inconscient
à un "jeu de la conscience" et ne la suit pas dans ses
projets de normalisation (8).
Dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, il décrit cependant la
"maladie de l’identité", mais il ne s’agit pas de libérer
la conscience du "grain de folie" qui la rend vulnérable et
ouvre la possibilité de respecter l’autre. Cette maladie de
l’identité s’avère inguérissable. Dans ce livre et dans les écrits
ultérieurs, la subjectivité est sans identité, "hors
sujet", "nomade", seulement normale dans la mesure où
elle est sans norme, passivité subie dans la proximité par une altérité
dans un moi qui n’est plus le moi. Aussi la complétude du
sujet n’a-t-elle jamais existé, celui-ci étant traversé "dès
le début" par au moins une différence : il est "l’autre-dans-le-même".
La conscience est toujours déjà habitée par une altérité, la
sensibilité et l’affectibilité la précédant à jamais. Tout retour
au sujet (soit-il psychanalytique ou philosophique) sera désormais
exclu.
La subjectivité de
chair et de sang dans la matière, n’est pas, pour le sujet, un
"mode de la certitude de soi" " (9). On peut en
déduire que le corps n’est jamais " mien ", dans
la mesure où il n’est ni mon objet, ni ma propriété, et même pas
mon projet. Je ne puis parler de mon corps et parler tout court que
parce que je ne suis pas seul au monde, parce que je réponds à
l’autre, parce que la subjectivité est exposition.
À partir d’Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence Lévinas ne rompt pas
seulement avec les catégories de l’avoir mais aussi avec
celles de l’être (bien que celles-ci subissent déjà des déplacements
et des dislocations dans les écrits précédents et qu’on ne puisse
pas trancher entre un premier et un deuxième Lévinas), afin
d’exprimer une passivité radicale qui est la condition de toute
activité parce qu’elle précède l’opposition passivité/activité :
" Les sensations sont produites en moi, mais moi je me saisis
de ces sensations et je les conçois. Nous avons affaire à un sujet
passif quand il ne se donne pas ses contenus. Certes. Mais il les
accueille " (10).
Cet accueil radical précède
toute identité ainsi que tout chez soi et n’est pas de l’ordre
d’un choix ou d’un engagement. La philosophie de Lévinas revendique
une hospitalité infinie, à distinguer de l’hospitalité purement
juridique (11), dans la mesure où elle précède la propriété et
la décision. Elle ne découle ni d’un vouloir, ni d’un savoir, mais
d’une sensibilité primaire : affect qui précède la pensée
dans la mesure où il donne à penser.
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