Récapitulation
et conclusion
On retrouve dans les deux
"traditions" de pensée exposées ci-dessus un
antagonisme fondamental dans la compréhension du sujet de recherche (le
chercheur) et de "l’objet" de recherche qui est,
lui aussi, un sujet. Dans le second paradigme, le sujet de recherche
dispose d’une panoplie complète d’instruments qui lui permettent
une objectivité totale à l’égard du sujet étudié, lequel est
objectivé puisqu’il est censé répondre de son comportement par sa
faculté de raisonnement. C’est donc une relation de chercheur
objectif à sujet objectivé (ou chercheur raisonnant à objet
raisonnant ? lequel est le mieux?). Dans le premier paradigme, au
contraire, la relation entre le chercheur et le sujet étudié repose
sur la prééminence du vécu du sujet. Elle intègre par conséquent l’intersubjectivité
constitutive de la recherche. On peut donc parler d’une relation
entre chercheur incarné et sujet vivant. Le paradigme explicatif,
tel qu’il a été défini par les psychologues, trouve son corrélat
dans une certaine tradition sociologique qui accorde la primauté au
fait social sur le sujet individuel, à la conscience collective sur la
conscience individuelle, à l’utilisation de la formalisation
mathématique par l’introduction de l’outil statistique sur l’interprétation
du sens vécu, etc., bref, qui privilégie l’apport des méthodes des
sciences dures sur la "méthode philosophique" (36). La sociologie comme la psychologie
cherchent en effet leur légitimité ailleurs, car ni l’une ni l’autre
"n’ont de fondement qui leur soit propre. Celui qui se
livre à des recherches dans ces domaines doit, dans chaque cas,
posséder une préparation spécifique, que ce soit celle du philologue,
de l’historien, du juriste, du physiologue, du médecin, du
théologien, etc. Sans de telles bases, on se perd dans un bavardage sur
des généralités" (37).
D’un point de vue épistémologique on peut
distinguer ici un double rapport: d’une part le rapport
sociologie/psychologie selon la prévalence du socius sur la psyché ou
de la psyché sur le socius, et d’autre part, le rapport entre les
paradigmes (sans distinctions de disciplines), qui sont tantôt d’inspiration
"philosophique", tantôt d’inspiration
"scientifique" au sens large. Ce double niveau de
complexité permet de comprendre les tentatives de dépassement de ces
"faux problèmes", pour reprendre l’expression
de Gurvitch (38), selon que ces tentatives de conciliation se
situent dans le premier niveau de complexité ou dans le second.
Il faut d’abord souligner l’effort de certains
disciples de Freud qui, prolongeant ses écrits sur la
société (39), tentèrent de combiner les idées de la
psychanalyse avec celles de l’anthropologie. C’est le cas par
exemple de Erich Fromm, Géza Róheim, Otto Rank et Hans
Sachs (40). Ces auteurs se proposent d’appliquer la psychanalyse
aux sciences humaines, en particulier de montrer l’apport de certains
concepts freudiens – pour Rank et Sachs, l’inconscient ;
pour Róheim, l’universalité du complexe d’Œdipe ; pour
Fromm, le rapport entre les structures caractérielles et les structures
sociales – aux "productions spirituelles de l’humanité" (41).
Pour d’autres auteurs, qui acceptent également le cadre théorique de
la psychanalyse, il sera davantage question d’un rapport de
complémentarité que d’une subordination d’une discipline à une
autre. C’est ce dont témoignent les écrits de Georges Devereux et de
ses successeurs (42). Enfin il faut souligner l’approche de Roger
Bastide qui tente de définir une "psychiatrie
sociale" en utilisant les apports de la sociologie afin de
constituer une "sociogenèse des
psychoses" (43).
Parallèlement se développe ce qu’on pourrait
nommer de façon générique une "psychologie
sociale" dont l’objet est également de dépasser le faux
débat en question. Cette psychologie sociale établit des ponts entre
la personne humaine et la réalité sociale, entre la mentalité
individuelle et la mentalité collective afin de rendre caduque l’opposition
socius/ psyché. On dispose donc de diverses notions comme la
"théorie des rôles sociaux" de Mead,
"la personnalité de base" de Kardiner,
"le fondement culturel de la personnalité" de
Linton (44), qui témoignent de l’influence des représentations
collectives, de la mémoire collective, des institutions sociales, des
catégories et classifications logiques sur l’individu. La personne,
avant d’être un sujet singulier, est socialement déterminée par les
contraintes qu’elle subit et les rôles, statuts, fonctions qu’elle
assume dans sa société.
On voit bien, à travers ce qu’on pourrait nommer
(peut-être abusivement) deux écoles – l’une davantage
psychanalytique et herméneutique, l’autre davantage psychologique et
explicative – se dessiner les mêmes contours que dans les deux
traditions dont il a été jusqu’à présent question. En effet, même
dans la tentative de résolution du clivage sociologie/ psychologie,
apparaissent des formes similaires d’appréhension du chercheur et
surtout du sujet étudié selon "le type de rationalité
auquel elles se réfèrent et par lequel elles cherchent à se
constituer comme savoir" (45). Ce qui permet de
souligner le caractère totalement obsolète de ce faux débat, car les
vrais conflits ne se situent pas sur le terrain incertain des
disciplines mais sur la manière de concevoir la connaissance
scientifique et, plus particulièrement en sciences humaines, sur les
sujets de cette connaissance. Il va sans dire, même d’un strict point
de vue empirique, que le sujet humain ne vit pas parmi et avec des lois
logiques mais parmi et avec des êtres vivants. "La vie n’est
donc pas pour le vivant une déduction monotone, un mouvement
rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique […]. Nous
soutenons que la vie d’un vivant, fût-ce d’une amibe, ne reconnaît
les catégories de santé et de maladie que sur le plan de l’expérience,
qui est d’abord épreuve au sens affectif du terme, et non sur
le plan de la science" (46). C’est donc dans l’épreuve
affective de la vie (47) que l’on peut entrevoir la possibilité de
connaître le sujet dans sa réalité même: un être vivant, un
sujet incarné, et non une fiction de paramètres psychologiques
abstraits ou de catégories sociales chosifiées.