- Présentation
"Les spécialistes n’en ont jamais fini. Non qu’ils
n’en aient pas fini, simplement, en ce moment : il leur est tout
à fait impossible d’imaginer que leur activité prenne fin.
Peut-être même de le souhaiter. Peut-on se figurer, par exemple, que l’homme
aura encore une âme, quand la biologie et la psychologie lui auront
appris à la comprendre, à la traiter dans son entier?"
Robert von Musil, L’Homme
sans qualités. Tome I, Paris, LGF, 1969, p. 327.
Cherchant à démontrer l’emprise des
sensations sur la connaissance, Condillac avait imaginé une statue
" organisée intérieurement comme nous " (1), mais
dont l’esprit, vide de toute forme d’idées, allait être animé par
la découverte successive des différents sens. Le lecteur du Traité
des sensations devait donc s’identifier à cette statue et
découvrir avec elle le rôle des sensations et de la sensibilité
corporelle dans la formation des idées. Cette métaphore de la statue
qui s’éveille à la vie permet de donner ici une première
formulation à notre questionnement : que sont les sujets de
la connaissance ? Sont-ils de " purs esprits ",
des " corps pensants ", des " esprits
incarnés " ? Question qui n’est pas anodine si l’on
se souvient avec Spinoza que " l’Esprit humain est apte à
percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que
son Corps peut être disposé d’un plus grand nombre de
manières " (2).
Il sera proposé, dans cet article, d’envisager les
rapports théoriques qu’entretiennent la société, le corps sensible
et l’esprit connaissant. Afin d’éviter un interminable et
fastidieux rappel des relations de l’âme et du corps dans l’histoire
de la philosophie, j’ai choisi d’interroger les seules disciplines
sociologique et psychologique au regard de cette question, mais dans
leurs filiations secrètes ou avouées aux philosophies classiques. Ce
choix méthodologique est légitimé par un double constat : d’une
part, la sociologie et la psychologie, en tant que disciplines
récentes, se sont disputé leurs objets de recherche respectifs ou les
ont découpés arbitrairement, tout au long de leur courte
histoire ; d’autre part, et corrélativement, sociologues et
psychologues ont trop souvent éludé la question, pourtant centrale, du
sujet concret de recherche (l’être humain " en chair et en
os ") et du sujet épistémique (le chercheur) en tant qu’être
incarné (3).
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