° Rubrique philo-fac

- PHILO RECHERCHE - FAC

La connaissance incarnée par Magali Uhl 

Page 1: Présentation
Page 2: Position du problème
Page 3: Sens vécu et sujet réflexif
Page 4: Causalité et structure
Page 5: Récapitulation et conclusion
Page 6: - Notes -

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Sens vécu et sujet réflexif

 Il est possible de scinder l’analyse en deux formes idéal - typiques de rapports à l’objet. Le premier type de rapport s’inspire d’une démarche descriptive (au sens phénoménologique) et interprétative (au sens herméneutique) ; le second type relève davantage d’une théorie explicative formelle et causale du monde. On retrouve ici la double filiation sociologique entre des héritages durkheimien.

 Le premier type de tradition s’inspire, à des degrés divers, des analyses de Husserl et de Bergson. Husserl, dans sa critique du psychologisme (11), montre que la psychologie pense son objet en fonction d’une "attitude naturelle" qui s’exprime dans la conviction naïve que le sujet, en tant que partie du monde, se soumet à l’action de ce monde extérieur et en subit passivement les effets. La psychologie construit donc ses analyses en fonction de ce postulat qui n’est qu’une doxa pré-réflexive. Ainsi tente-t-elle de comprendre comment l’être humain, en fonction de tel type de stimulus ou de tel type de situation, élabore des réponses en conséquence, ce qui permet alors la formulation de lois ou de régularités statistiques, qui établissent des liens de causalité ou de structure entre telle situation ou tel stimulus et telle réaction. Seulement, le sujet empirique, bien que faisant partie intégrante du monde et éprouvant son action, est aussi celui qui pense le monde, dans la mesure où il n’existe pas de monde qui ne soit pensé par un sujet. Le monde, défini par Husserl, n’est en définitive qu’un objet intentionnel au regard d’un sujet constituant. Se pose alors le problème de la conscience de ce sujet. Du strict point de vue de la psychologie canonique, la conscience est perçue comme un objet (une chose) dans le monde qu’il faut étudier en tant que partie du système chosique du monde. Cette forme d’explication ne tient évidemment pas compte de "l’originalité radicale de la conscience" (12). On ne peut en effet penser la conscience "qu’à condition de ressaisir en nous le sens intérieur et d’en obtenir ainsi l’intuition éidétique" (13). Autrement dit, il faut retrouver dans notre expérience propre "l’essence de toute psyché possible" (14). Ce qui implique que la conscience n’est redevable que "d’une analyse intentionnelle, et non pas d’une simple constatation ou notation. Or, le psychologue est toujours porté à faire de la conscience un objet de constatation. Ainsi, toutes les vérités de fait qui appartiennent à la psychologie ne peuvent être appliquées au sujet concret que je suis que moyennant une correction ou une rectification philosophique" (15). Dans la perspective phénoménologique, il faut donc constituer une "psychologie éidétique" qui consiste en un effort de réflexivité de la part du sujet. Cette psychologie éidétique permet ainsi de définir, avant toute analyse factuelle, les notions nécessaires à la psychologie empirique.

 La démarche réflexive est déjà une première forme de réponse à la tentation positiviste ou naturaliste qui consiste à concevoir l’objet indépendamment du sujet observateur. Objet supposé extérieur qui pourrait donc être appréhendé du dehors comme une chose. Il s’agit pourtant de ne pas se laisser "duper par une apparente analogie entre les choses de la nature et les choses humaines" (16). Le sujet est en effet le seul "objet" qui ait la capacité de se saisir lui-même réflexivement dans la mesure où toute pensée est par essence pensée de la pensée. Bergson va formuler une critique radicale de cet édifice positiviste et naturaliste, en questionnant systématiquement les présupposés de la psychologie. Il va souligner l’erreur tapie au fondement de toutes les psychologies expérimentales : celle qui consiste à nier l’originalité de l’esprit humain en établissant un parallélisme entre les stimuli physiologiques et les phénomènes psychiques, posant des rapports d’équivalence entre le cerveau et la conscience, la pensée et l’organisme. La théorie bergsonienne de la relation du corps et de l’esprit critique expressément les systèmes explicatifs parallélistes (épiphénoménisme, réalisme, idéalisme) qui tirent un trait d’égalité absolue entre "la pensée et le mouvant": "Entre la conscience et l’organisme il y avait une relation qu’aucun raisonnement n’eût pu construire a priori, une correspondance qui n’était ni le parallélisme ni l’épiphénoménisme, ni rien qui y ressemblât" (17). Car ces types de raisonnement étendent" aux choses de la vie les procédés d’explication qui ont réussi pour la matière brute" (18), alors qu’"aucun phénomène matériel, aucune modification cérébrale ne sauraient être coextensifs à l’immensité infinie d’un état d’âme ; il n’y a pas dans l’anatomie du système nerveux de quoi rendre compte de la profondeur et de la richesse inépuisables du plus humble fait spirituel" (19). Un autre argument mis en avant par Bergson concerne l’impossibilité de ramener le vivant à une "simple analyse" (20). La vie ne se laisse pas réduire à des concepts figés ou abstraits car "nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s’applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et où finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules? En vain, nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent" (21). Il va de soi alors que si l’on conçoit le sujet de connaissance comme un être vivant, un être de chair, la connaissance elle-même ne peut jamais être "désincarnée", extérieure au sujet, simplement objective. Elle devient l’incarnation d’une subjectivité concrète, celle du sujet vivant, lequel ne se laisse pas décomposer en facultés séparées, ni morceler en compétences isolées (22).

 Les multiples arguments développés par Husserl et Bergson – critique de l’attitude naturelle, originalité de la conscience au regard du monde des " objets ", primat de l’intentionnalité, réflexivité du sujet, absence de pertinence d’une conception paralléliste, impossibilité d’une réduction du vivant à ses manifestations extérieures – soulignent la singularité irrécusable du vécu de la conscience, du sujet en tant qu’être vivant incorporé. Cette exigence de respect du monde vécu, revendiquée par l’un et par l’autre, et ceci malgré leurs divergences théoriques, représente aussi une certaine conception de la science qui peut trouver un écho tant en psychologie qu’en sociologie. Même si les méthodes, les modes d’appréhension de l’objet, les outils conceptuels de sa construction divergent, le principe général qui sous-tend ces théories est identique: l’évidence et l’irréductibilité du vécu. On retrouve aussi ce souci du vivant et du vécu dans les analyses micro-sociologiques de Tarde, dans l’étude des émotions chez Sartre, dans les considérations sur les phénomènes de sympathie chez Scheler, dans les écrits sur le temps de Minkowski, dans la psychopathologie générale de Jaspers, dans le primat de l’interprétation chez Freud, dans la théorie de la conscience de Gurwitsch, dans la sociologie phénoménologique de Schütz (23), etc. Ceci pour souligner que ce n’est pas tant un problème de disciplines qui importe dans le débat opposant la sociologie à la psychologie, mais plutôt une certaine façon d’appréhender le sujet vivant (24) qui se retrouve d’une discipline à l’autre, d’un moment de l’histoire des idées à un autre, invariablement.

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