Causalité et
structure
Le second type de tradition scientifique
relève d’une démarche davantage explicative qu’interprétative.
Plus que la singularité du sujet, c’est l’objectivité ou plutôt
son objectivation qui est visée. Le travail scientifique devient ainsi
un passage continu de la recherche des lois aux hypothèses explicatives
(25). Cette seconde tradition ne se revendique pas d’un héritage
philosophique jugé caduc au regard de la science, mais précisément d’une
filiation scientifique qui prend son inspiration dans les sciences de la
nature (biologie) de la matière (physique) et des axiomes (logique,
mathématique). À la singularité subjective, l’unicité personnelle
et la temporalité vécue revendiquées dans le premier type d’approche
elle oppose la recherche des conditions objectives, générales,
universelles et anhistoriques du sujet/objet de recherche.
Cette tradition n’est bien entendu pas
homogène. On peut schématiquement y distinguer deux approches
principales: l’explication formelle et l’explication causale. La
première consiste à construire un système axiomatique qui va
coordonner diverses lois de telle façon qu’il soit possible de les
déduire à partir d’un nombre restreint de propositions. Les modèles
construits selon cette méthode ont alors une double fonction. Une
fonction heuristique d’abord, dont le but est de faire advenir par
inférence de nouvelles hypothèses et par conséquent d’aller
chercher des faits nouveaux pour les vérifier. Ensuite une fonction
explicative qui consiste à contrôler en permanence la vérification
expérimentale afin d’assurer la cohésion établie par le système
mis en place (26). Pour expliciter davantage, examinons brièvement
une illustration de ce type de méthode explicative et les questions
épistémologiques qu’elle pose. Le cas des probabilités est
particulièrement probant, tant en sociologie qu’en psychologie.
Chaque modèle probabiliste retient une hypothèse (dont le choix n’est
pas mis en question) et se dote d’opérations propres à la
construction du modèle. Ainsi aboutit-on à une multiplicité de
modèles diversement construits dont la finalité est d’inférer d’un
modèle idéal à un domaine de la réalité. La question qu’on peut
alors soulever concerne par exemple le rapport qu’établit le
mathématicien ou le logicien entre les "êtres"
mathématiques (27) idéalement construits et le sujet vivant. Il
en est de même de l’analyse factorielle qui prétend, à l’aide du
facteur n (on peut également prendre le facteur p couplé au facteur
z), expliquer aussi bien le génie artistique que les problèmes de
dyslexie, de boulimie, d’orientation dans l’espace, etc. La question
qui se pose alors est de savoir sur quelles bases sont construits ces
différents modèles et si "la logique qui assure la construction d’une
théorie de l’apprentissage [est] la logique de l’apprentissage, ou
la logique du sujet [...] qui fait la théorie?" (28). En
effet, il semble évident qu’un modèle en tant que simulation de
la réalité ne peut prétendre au statut ontologique de
réalité – on sait bien qu’une carte géographique n’est
qu’une transposition modélisée (signes conventionnels, symboles,
figurations, etc.) du paysage concret et qu’un promeneur ne contemple
pas la nature à travers le filtre réducteur d’une carte d’état-major.
De la même manière, "l’effort des statisticiens qui ont
étudié les fondements de leur science, a précisément consisté à
tenter d’expliciter, sinon toujours de justifier, des principes d’inférence,
qui, par leur nature même, semblent comporter une part d’arbitraire
irréductible" (29).
Le second type de modèle explicatif apporte une réponse à cette
"part d’arbitraire" ou plutôt à cette impasse
épistémologique qui consiste à projeter une "liaison logique en
liaison réelle" (30), en reconnaissant que tout modèle a
besoin, lui aussi, d’être mis en question. L’explication causale se
distingue donc de l’explication formelle dans la mesure où elle
propose une coordination, non pas des diverses lois formulées, mais des
domaines de la réalité. Elle se réclame d’une causalité
rationnelle qui implique une identité relative entre la pensée et la
réalité, entre le concept formulé et le concret observé. C’est
dans l’œuvre de Jean Piaget que l’on retrouve la formulation la
plus systématique et la plus aboutie de ce type d’approche causale.
Piaget réactualise le débat sur le parallélisme psycho -
physiologique pour démontrer l’existence d’un isomorphisme total
entre ces "deux séries de connexions" que sont la pensée et
le corps. L’argument principal pour justifier cette approche
structuralo - génétique est l’utilisation, par les
neuro-physiologistes, des mêmes instruments abstraits que les
psychologues (par exemple les probabilités). La tentation paralléliste
de Piaget n’est pas une solution ontologique mais une exigence
méthodologique qui s’accompagne d’une épistémologie
complémentariste entre la logique et les sciences psycho -
expérimentales: "Le structuralisme logique n’est pas statique
mais constructiviste: or, cette construction progressive, consistant à
combler sans fin des lacunes qui se trouvent sans cesse à de nouveaux
étages, est singulièrement parallèle au développement psychologique
de l’intelligence elle-même avec ses constructions de structures s’équilibrant
les unes après les autres, mais en s’appuyant toujours sur les
suivantes qui comblent leurs lacunes en les rééquilibrant sur un
terrain plus large" (31). C’est dans le domaine de la
psychologie de l’enfant que les analyses de Piaget sont les plus
explicites. Il montre notamment que sa méthode psycho - génétique
permet de comprendre le développement de l’intelligence chez l’enfant
à partir d’une succession de niveaux de structurations logiques et d’un
système d’inférences qui s’enchaînent dans la pensée du sujet.
"En un mot, la psychologie de l’enfant nous apprend que le
développement est une construction réelle, par delà l’innéisme et
l’empirisme, et que c’est une construction de structures et non pas
une accumulation additive d’acquisitions isolées" (32). Ces
structures formelles sont dès lors censées traduire les structures
mentales du sujet/ enfant en mettant à jour le caractère
essentiellement normatif que revêt sa pensée. Le structuralisme
génétique propose donc un passage permanent entre ce qu’il nomme le
concret (le sujet/enfant qui réagit aux systèmes d’inférences
proposés) et la formalisation abstraite des modèles qui n’ont pour
seule vocation que de nous introduire au cœur même de la réalité
humaine. Le sujet/ enfant raisonne, le penseur raisonne sur ce
raisonnement, et le concret social, le réel du sujet/enfant est – paraît-il –
dévoilé. En effet, "les temps sont peut-être venus, pour que le
psychologue, au lieu de s’attacher par humilité ou par superbe à un
concret qui n’est rien d’autre que l’anecdote, soit en mesure de
penser la réalité concrète – et son réseau de
causes – rationnellement" (33). Encore s’agirait-il
aussi de penser le rapport entre l’observateur et l’observé (ici
entre le sujet/enfant et Jean Piaget) dans la procédure technique mise
en place par le psychologue (je ne fais aucune différence avec les
procédures de l’enquête sociologique et la relation entre l’enquêteur
et l’enquêté). Comme le souligne en outre Erwin Straus, l’acte d’observer
constitue une " relation vécue de connaissance". Dès
lors, l’observation est celle d’un observateur particulier, ici
Piaget, qui "rapporte ce qu’il a vu de ses propres yeux, en sorte
qu’il doit être affecté d’une manière ou d’une autre par l’objet
qu’il observe" (34). C’est donc en se référant à cette
relation vécue de connaissance que l’on peut saisir le rapport du
psychisme au corporel et plus encore le rapport des deux au socius. Il
est certain que c’est avec ses propres yeux, pour reprendre la
formulation de Straus, que Piaget restitue ce qu’il voit ; il est
également certain qu’il est impossible de voir sans yeux donc, en
bonne logique causale, on peut affirmer la proposition suivante :
les sensations visuelles sont dans les yeux. "Il me sembla que c’était
exactement comme si l’on disait que Socrate fait par intelligence tout
ce qu’il fait et qu’ensuite, essayant de dire la cause de chacune de
mes actions, on soutînt d’abord que, si je suis assis en cet endroit,
c’est parce que mon corps est composé d’os et de muscles, que les
os sont durs et ont des joints qui les séparent, et que les muscles,
qui ont la propriété de se tendre et de se détendre, enveloppent les
os avec les chairs et la peau qui les renferme, que, les os oscillant
dans leurs jointures, les muscles, en se relâchant et se tendant, me
rendent capable de plier mes membres en ce moment et que c’est la
cause pour laquelle je suis assis ici les jambes pliées. C’est encore
comme si, au sujet de mon entretien avec vous, il y assignait des causes
comme la voix, l’air, l’ouïe et cent autres pareilles, sans songer
à donner les véritables causes, à savoir que, les Athéniens ayant
décidé qu’il était mieux de me condamner, j’ai moi aussi, pour
cette raison, décidé qu’il était meilleur pour moi d’être assis
en cet endroit et plus juste de rester ici et de subir la peine qu’ils
m’ont imposée. Car, par le chien, il y a beau temps, je crois, que
ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, emportés par l’idée
du meilleur, si je ne jugeais pas plus juste et plus beau, au lieu de m’évader
et de fuir comme un esclave, de payer à l'État la peine qu’il
ordonne. Mais appeler causes de pareilles choses, c’est par trop
extravagant. Que l’on dise que, si je ne possédais pas des choses
comme les os, les tendons et les autres que je possède, je ne serais
pas capable de faire ce que j’aurais résolu, on dira la vérité;
mais dire que c’est à cause de cela que je fais ce que je fais et qu’ainsi
je le fais par l’intelligence, et non par le choix du meilleur, c’est
faire preuve d’une extrême négligence dans ses expressions. C’est
montrer qu’on est incapable de discerner qu’autre chose est la cause
véritable, autre chose ce sans quoi la cause ne saurait être
cause" (35). Difficile de trouver plus juste répartie aux
abîmes de la causalité structurale...