Qu’est-ce
que le droit ?
La question est vaste et le
concept lui-même peut s’entendre sous plusieurs acceptions. Si nous
envisageons le droit sous l’angle de son élaboration, trois d’entre
elles peuvent être envisagées : le positif, l’idéel et le
transitoire. Le droit positif - au sens
moderne du terme- est l’ensemble des dispositions publiques ayant pour
objectif de déterminer les obligations ainsi que les espaces de
liberté offerts ou imposés aux individus et aux groupes. Le droit
idéel doit être celui que nous aimerions voir advenir et le droit
transitoire permettre à ce qui est de se rapprocher peu à peu de ce
qui devrait être. Essayons ici d’exposer ces trois formes du droit
dans son élaboration.
1) Le
droit positif moderne s’est
développé à partir du XVIIIème siècle mais plus fortement encore
aux XIXème et XXème siècles. Il occupe désormais une place
conséquente dans nos sociétés. Cette « omniprésence »
peut avoir plusieurs causes et de nombreux auteurs - de Tocqueville à
Foucault- ont réfléchi sur ce sujet majeur de la philosophie du droit.
Tocqueville tient les juristes
pour les aristocrates des démocraties modernes et, en bon libéral, il
estime que le droit doit être l’instrument premier de la lutte contre
les abus des pouvoirs étatiques. En revanche, Foucault (en tous les cas
le Foucault de "Surveiller et punir") considère que les
penseurs libéraux (comme Tocqueville ou Beccaria) sont des
« alibis » . Ces derniers masquent la
« réalité » du droit dont l’objectif est, en fait, d’assurer
un « quadrillage » de plus en plus conséquent des
sociétés modernes. Le droit positif, selon Foucault, sert à
« dresser » les citoyens, à les transformer peu à peu en
sujets soumis et apeurés .
Tocqueville et Foucault peuvent
tout autant être réconciliés que remis en question . D’autres
facteurs expliquent, en effet, « la montée en puissance »
du droit dans nos sociétés. Celle-ci peut s’expliquer par le fait
que la morale a moins d’efficacité dans le monde moderne car celui-ci
a « atomisé » les individus. En effet, en s’ouvrant à l’extérieur,
la modernité a rendu les sujets plus libres mais aussi plus seuls et
donc moins aisément socialisables. Autrefois ceux-ci étaient
« contrôlés » par les familles et/ou par les petites
structures villageoises ou les clans. Le souci d’une sécurité
territoriale plus grande, les progrès des transports et des
communications ont réduit le monde tout en agrandissant les
« lieux géographiques » de pouvoir. En d’autres termes,
la modernité a remplacé le village par la grande ville et la région
par l’Etat nation.
Le droit a donc pris la place de
ce qu’était autrefois la « morale » même si celle-ci ne
s’est pas pour autant évanouie. Il est ainsi devenu un moyen
permettant de surveiller, punir - mais aussi récompenser- les
« sujets » d’une société devenue surpuissante par son
truchement.
Mais, outre cette fonction
« stratégique », le droit positif a également eu un effet
« liant » sur les individus. Il leur rappelle
régulièrement qu’ils ne sont pas totalement libres, qu’ils sont
« liés ». De fait, de manière plus subtile, celui-ci a
remplacé la religion. Le signe de cette substitution est à trouver
dans le fait que le droit moderne a véritablement été
« inventé » par des penseurs de religions minoritaires afin
de permettre une vie commune de ceux-ci avec les catholiques après les
sanglantes inquisitions et guerres de religions qui firent rage avant l’installation
de la modernité. Le droit positif est ainsi un instrument destiné à
rappeler à l’homme le lien qui peut l’unir à d’autres semblables
pourtant « différents » de lui.
Il est donc ambigu. Il joue sur
l’opposition/lien du semblable/étranger et emprunte nombre de
référents au discours religieux. Il use en effet de certains des
concepts et des méthodes mises en place par les religions mais
cependant n’a - en tous les cas dans les démocraties modernes
occidentales - aucun rapport avec une religion dont il se prétend d’ailleurs
tout à fait séparé. De ce fait, il est périlleux pour certains car
il donne un attribut religieux à ce qui n’est qu’humain.
Mais il est également ambigu du
fait que, comme le notait Tocqueville, il est porteur de libertés, si
la liberté s’entend comme les différents espaces d’autonomie que
la société nous abandonne. En effet, il définit les « droits
subjectifs » des individus qui délimitent précisément ces
sphères d‘autonomie. Toutefois, dans le même temps, il
« quadrille » les sujets en leur imposant des comportements
moutonniers, routiniers et très contraignants.
Le droit positif peut donc tout autant libérer que nuire à la
liberté. Tocqueville et Foucault avaient tous deux raison.
Il convient donc d’accepter
cette ambiguïté et de ne pas se laisser aveugler uniquement par l’aspect
libérateur du droit ou par son seul aspect corrupteur de liberté.
La dite ambiguïté était bien
connue d’ Aristote et de Platon. Aristote rappelle dans la rhétorique
que « La justice c’est cette qualité qui permet à
chacun d’avoir ce qui lui revient et ce conformément à la loi ;
l’injustice c’est ce qui conduit à prendre le bien des autres
conformément à la loi » (Rhétorique. 1366b) (1).
Quant au fait de commettre une
injustice, c’est « faire volontairement du tort, au mépris
de la loi » et celle-ci « est tantôt loi
particulière, tantôt loi commune . J‘entends par loi
particulière la loi écrite qui règle la vie d‘une cité et par loi
commune toutes les lois non écrites sur lesquelles l’accord semble
unanime et général » (Rhétorique. 1368b).
En d’autres termes pour
Aristote, la justice se rencontre soit lorsque la loi de la cité est
respectée, soit lorsque l’équité est mise en œuvre et il peut
advenir que l‘une et l‘autre s‘opposent. Cette « loi non
écrite » qui peut contredire la loi particulière n’est autre
qu’une loi universelle "gravée" dans le «coeur» des
hommes. Ils en ont « l’intuition » (
Rhétorique. 1373b). Comme le rappelle Sophocle, elle est constituée «
de règles inébranlables venues des dieux. Car ce n’est pas de
maintenant ni d’hier c’est depuis toujours qu’elles sont en
vigueur et personne ne sait d’où vient leur lumière»(2). Elle
relève,nous rappelle l’auteur de la Rhétorique qui cite d’ailleurs
l’auteur d’Antigone, de « l’être des choses »
(Rhétorique. 1373b). Elle est éternelle et les unit ce même si « ces
hommes ne sont liés par aucune communauté ni par aucune relation
contractuelle».
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droit positif donc, est double