Le droit positif donc,
est double : inscrit dans les « tables » de la cité
ou dans le cœur des hommes.
D’aucuns estiment
que, dans le droit occidental contemporain, les règles écrites sont
contenues dans les lois, circulaires et décrets. Ils tiennent les
déclarations des droits de l’homme et ce que les juristes appellent
« les principes généraux du droit » comme les règles non
écrites auxquelles Aristote se réfère.
Hobbes, dans un
dialogue qui met en scène un juriste et un philosophe, soutient au
contraire que « la loi du monde entier c’est la vraie
philosophie » (3).
En d‘autres termes,
la loi écrite serait une manière de représenter la cité et son
histoire mais seul le philosophe serait à même d’interpréter
celle-ci conformément à l’idée de justice universelle et
éternelle. Hobbes s’égare si l’on s’en tient à l’idée de
droit positif car l’application de la loi positive est rarement
inspirée par la philosophie mais plutôt par des considérations plus
« sociologiques » qui tiennent à l’état d’un groupe à
un moment donné, son vécu, les relations qu’il entretient avec la
catégorie sociale à laquelle appartiennent les justiciables, etc…
Aristote l’avait bien
compris ,et mieux que Hobbes, car il écrivait, toujours dans la
rhétorique, que « les membres du jury et le juge se prononcent
sur des affaires présentes et bien précises et dans leur cas d’emblée,
la sympathie et l’intérêt personnel entrent en jeu bien souvent :
dès lors ils ne sont plus capables de regarder le vrai d’un œil
assez théorique et leur plaisir ou leur déplaisir particulier
obscurcit leur jugement » ( Rhétorique. 1354b).
Aristote, plus
que Hobbes fut un meilleur connaisseur de ces questions de droit et de
justice. Il avait donc parfaitement conscience de l’ambiguïté à
la fois libératrice et contraire à la liberté de tout droit. Il
avait bien saisi que, dans les hypothèses de gouvernements, de
justiciables ou de juges injustes,la loi ne pouvait qu’être
corruptrice de liberté alors que pour les Etats et juges plus neutres,
pour les citoyens vertueux, voire pour ceux qui avaient plus de respect
pour autrui, le droit pouvait être source de liberté et de justice.
Toutefois, il pensait
qu’il fallait « avant tout laisser le moins possible de
latitude au bon plaisir du juge » ( Rhétorique. 1354 b) car
le législateur était moins propice à l’erreur en ce qu’il
statuait sur l’avenir et le général.
Oubliait-il ou
ignorait-il le fait que certains législateurs pouvaient se laisser
corrompre ou corrompre l’idée même de loi et que certains juges
pouvaient être plus justes que leurs législateurs ? Ignorait-il qu’il
puisse exister des lois particulières et de plus en plus spéciales,
des groupes de pression et des moyens d’ « acheter »
tel ou tel représentant du peuple ? Voulait-il faire silence sur la
lâcheté d’un gouvernant face à la pression de telle ou telle partie
de la population ou l’aveuglement possible d’un faiseur de loi ?
La lecture de sa
« Métaphysique » et des « catégories » nous
rappelle que pour lui, la substance première était tantôt l’individu,
tantôt Dieu (4). En conséquence, il savait que tout dépendait de ces
deux êtres conjointement ou alternativement. La loi pouvait donc, en
certains occurrences, être excellente. Toutefois, pour exposer la
manière dont il entrevoyait celle-ci, il convient de sortir du droit
positif pour entrer dans le domaine du droit idéel.
2) L’un doit être
distingué de l’autre (au moins épistémologiquement) car d’une
part, il faut cesser de développer les visions idéalistes sur le droit
positif en le confondant avec le droit idéel et d‘autre part, aucun
travail d’approche sérieux ne peut être fait pour l’un et pour l’autre
si les mêmes méthodes sont utilisées pour les connaître. Une telle
séparation n’exclut cependant pas les rencontres car l’un peut se
nourrir de l’autre et réciproquement mais celles-ci impliquent
préalablement la distinction
Aristote l’avait
également bien compris et son talent s’exprime sur le sujet dans son
« éthique à Nicomaque », sa « rhétorique » et
surtout dans ses « Politiques » (5). Sans prétendre
exposer sa doctrine en sa totalité, il convient de rappeler les grands
principes de celle-ci en quatre points :
-
a) En premier lieu, contre les idéalistes, Aristote rappela que « s’agissant
de législation, pour savoir quel gouvernement est avantageux pour la
cité, il est utile non seulement d’avoir un regard théorique sur le
passé mais de connaître ceux des autres cités et de savoir quelle
forme de gouvernement convient à quelle cité ».
(Rhétorique 1360a). Sur ce sujet - et Tocqueville saura le lire - il n’était
nullement opposé à « l’usage des récits de voyage »
et pour la « délibération politique », il était tout à
fait favorable à l’étude des travaux des
« historiens »(Rhétorique 1360a). Toutefois, il renvoyait
tout ceci à son ouvrage sur « la politique » .
- b)
En deuxième lieu, dans ce dernier texte, il s’opposa alors aux
sophistes pour qui la vie dans la cité était un pis aller (6). Pour le
Stagirite, l’objectif de celle-ci était plus élevé. Celle-ci se
devait d’ œuvrer afin de faire advenir l’excellence. La fin de
cette dernière était « la vie heureuse… » et
« la communauté des lignages et des villages menant une vie
parfaite et autarcique ». (Politiques.III 9-13 1280
b). Pour notre auteur : « les
belles actions voilà donc ce qu’il (fallait) pour fin de la
communauté politique et non la seule vie en commun »
(Politiques. 1280b).
- c)
En troisième lieu, dans le même texte, s’opposant désormais aux
dogmatiques, Aristote ne tint pas une législation ou une constitution
pour « meilleure » que les autres. Pour lui n’était
« droite » que la constitution qui visait au bien
commun. Tout régime soucieux du bien d’un seul ou de quelques uns
était une « déviation » ou une « altération »
qu’il fallait combattre(Politiques. 1279 a). Certes, les gouvernements
qui s’appuyaient sur la classe moyenne et le régime constitutionnel
(7) étaient excellents et ne pouvait être tenue pour
« juste » la constitution qui autorisait les riches à
piller les pauvres ou celle qui permettait aux pauvres de piller les
riches (Politiques. 1281 a). Mais l’essentiel dépendait de la
situation quantitative et qualitative de la cité. Selon un principe, qu’il
tenait en effet pour « universel »: « il faut
que la partie de la cité qui veut maintenir la constitution soit plus
forte que celle qui ne le veut pas… » ( Politiques. 1296
a). Le choix de la meilleure constitution impliquait donc adéquation
avec celle-ci. La nation qui était pourvu d’une masse conséquente
devait opter pour la démocratie alors que celle qui disposait d’une
élite qui surpassait le dit peuple en qualité devait opter pour l’oligarchie.
Les lois les plus excellentes étaient donc celles qui permettaient aux
constitutions « droites » d’advenir et de se maintenir
suivant la répartition sociale et économique des citoyens( Politiques
1282 a).
-
d) Enfin et en dernier lieu, le Stagirite proposa bien des
« recettes techniques » afin de mieux construire la loi.
Mais selon lui : « Il semble chose impossible qu’une cité
ait une bonne législation si elle n’est pas gouvernée par les
meilleurs » (Politiques IV 8 1293 b). Or le meilleur, n’était
autre selon lui que l’ « homme de bien »
dessiné dans l’ « Ethique à Nicomaque » et dans la
« rhétorique » . Celui-ci était certes
« rare » et ne pouvait être « comme la plupart
des hommes, de mauvais aloi, esclave à tirer profit et lâche face au
forfait » (Rhétorique 1382 b). Il devait posséder « le
discernement, l’excellence, la bienveillance »
(Rhétorique 1378 b) et alors que « le gouverné est comme un
fabricant de flûtes« lui était « comme l’aulète
qui s’en sert. » (Politiques. 1278a). Non que ce
gouvernant juste fut « opportuniste » ou machiavélien. Il
savait seulement user des talents avec finesse et justice et sans abus.
Parce qu’il devait avoir le souci de l’excellence commune qui
implique coopération des meilleurs qu’il fallait repérer et qu’il
devait être « bon et prudent alors que le citoyen n’est
pas nécessairement prudent » (Politiques. III 4 1277 a).
La «prudence» se devait de constituer la vertu
première de ce bon gouvernant qu’Aristote avait entrevu. Pour lui, le
fin politique devait avoir pour impératif d’éduquer comme il
convenait une cité. Il lui fallait connaître la nature du bien
individuel, comme du bien commun qui passe notamment par une «jeunesse
heureuse et de valeur »(Rhétorique 1360 b). Il lui
fallait disposer d’une connaissance judicieuse des causes des
séditions et des renversements dans une cité et disposer des moyens
adéquats afin de les prévenir en assurant le lien du groupe qu‘il pouvait être amené à diriger.
L’Œuvre du Stagirite
constitue donc un trésor considérable pour qui s’intéresse à ce
que nous avons appelé le droit « idéel ». Toutefois,
celle-ci peut aujourd’hui heurter certaines mémoires. Il faut donc la
méditer mais trouver des moyens de la réactualiser. Pour ce faire,
nous pourrions redessiner le « droit idéel » autour de cinq
concepts qui nous semblent plus en « situation » et d’un
opposé qui doit être lu par rapport à notre histoire.
Ces concepts sont ceux
de « démocratie réelle », de « justice comme
fondement de l’idée de limite », de « distinction des
attributions », de « désir réel » et de
« société ouverte ». L’opposé est ce « droit
positif » tel que nous l’avons dessiné préalablement et dont
les mauvaises applications doivent - par opposition - nous aider à
bâtir ce possible qui est recherché ici.
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droit idéel