- 3) Le
droit idéel doit, en effet, éviter les inconvénients du droit
positif tel que nous l’avons évoqué. Pour ce faire, il doit perdre
cette double ambiguïté exposée en première partie de ce travail.
- En premier lieu,
le droit idéel devrait donc ne pas être confondu avec la Loi Divine et
corrélativement celle-ci doit cesser d’être méprisée par ceux qui
ne croient pas. Les différences de croyances devraient ainsi, non plus
être « tolérées », mais véritablement
« accueillies » dans leur diversité. Ceux qui adoptent
un comportement religieux à l’égard de lois qui ne le sont pas
devraient être rappelés à l’ordre et ceux qui refusent l‘existence
de lois laïques tout autant. Ces deux extrêmes sont d’ailleurs
étroitement unis. Un droit idéel juste devrait
« accueillir » toutes les croyances dès lors qu‘elles ne
sont pas méprisantes. Ceci impliquerait peut-être la mise en place d’un
dialogue perpétuel et ouvert entre croyants de toute obédience et non
croyants.
- En second lieu,
le droit idéel ne devrait plus apeurer mais être seulement
libérateur. En aucune manière celui-ci ne devrait donc inquiéter ou
contraindre. Il ne serait élaboré et interprété que dans un souci
du « juste » entendu ici comme fondement de l’idée de
limite.
Concrètement, une
telle idée signifie que ce droit devrait être un moyen pour parvenir
à cette fin qu’est la réalisation de l’idée de justice qui est
elle-même au cœur du concept de limite qu‘elle légitime et crée
continuellement.
Le législateur idéel
se devrait donc perpétuellement de rechercher cette limite et le
gouvernant, de la même nature, tout faire pour que celle-ci vienne
continuellement au jour. L’un « mettrait au jour » ,
l’autre « mettrait en œuvre » . Le travail de l’un
ne serait pas celui de l’autre et l‘un et l‘autre cependant ne
seraient plus « séparés » mais reliés par leurs
différences effectivement mises en perspective. Celui qui élabore la
loi a en effet besoin de recul et de sérénité pour penser les
limites. En revanche, celui qui la met en oeuvre, doit être lecteur et
interprète fidèle du premier. Mais il doit disposer des talents requis
pour trouver les outils et les actions adéquates permettant à ce
« juste » d’être régulièrement respecté, mis en œuvre
ou reconstruit. Plus que de « séparation des pouvoirs »,
une saine constitution idéelle devrait donc réfléchir à cette
« distinction des attributions » et sortir de la séparation
automatique dans laquelle le droit positif feint d‘ailleurs le plus
souvent de nous enfermer.
La limite peut
évidemment s’entendre en plusieurs sens. Elle peut être culturelle,
naturelle, conventionnelle ou métaphysique. Mais elle peut se
déterminer en partant du « désir réel » de chaque
individu et s’actualiser par la pleine satisfaction de celui-ci. Avant
d’expliquer les raisons pour lesquelles , il convient d’établir un
lien entre l’idée de désir réel et celui de limite, il importe de
définir le premier.
Comme le rappelait
Spinoza, celui-ci est « désir » et, en soi, il exprime l’essence
de chaque être (8). Mais il est « réel » or le terme peut
s’entendre ici sous plusieurs acceptions. Est évidemment
« réel » ce qui est nécessaire et en ce sens les besoins
vitaux, l’exigence d’un minimum de confort matériel sont
nécessaires à tous. Mais l’est également, ce que Aristote appelle
« désir réfléchi » et qui n’est autre qu’un « retour
complet et sensible de l’âme à son être même » (Rhétorique.
1369 b). Le désir réel relève donc de « l’être des
choses » qui n’est autre que « ce qui a sa cause en
soi et sa logique » (Rhétorique. 1369 b).
Il est ainsi
« réel » , au sens de « réalisable », c’est-
à- dire qu’il peut se réaliser concrètement eu égard aux
différentes contingences qui nous entourent mais également à la
« nature » de celui qui désire.
En
conséquence, il porte l’individu et non un autre. Il n’est
pas fruit d’une « passion » mais il est ce par quoi le
sujet se rend heureux, se libère réellement et apprend à devenir ce
qu‘il est. Mais qu’est- ce qu’un
individu doit être ? Chacun d’entre nous, trouve son bonheur dans un
état qui lui est propre. Et la félicité, comme nous le rappelle le
Stagirite est multiple. Elle peut se trouver « soit
en accomplissant sa vie dans l’excellence morale, soit en vivant de
manière indépendante, soit de manière très agréable parce qu’on a
la sécurité, soit en vivant dans la prospérité matérielle avec la
capacité de conserver ses biens et d’en profiter. Pour tous les
hommes, ou presque, c’est l’une de ces possibilités ou la réunion
de plusieurs »( Rhétorique 1360b).
Pourquoi tels individus
pensent-ils que tels moyens sont plus propices à procurer le bonheur et
tels autres sont-ils dans d’autres dispositions à l’égard des
moyens de réaliser cet état ? Ici toutes les réponses conviennent
également : la convention, tout autant que la métaphysique ou la pure
nature peuvent expliquer leur raison d’être.
Toutefois quelles que
soient les diversités de croyances sur la question, chacun peut
admettre qu’ ignorer la limite d’un sujet consisterait à ne pas
tenir compte du fait que chacun pense que son bonheur se trouve dans
telle ou telle disposition plutôt que dans telle autre. En
conséquence, tous peuvent admettre qu’enfreindre la limite des sujets
revient à forcer l’individu que chacun entend être quant à sa
relation au bonheur. Nul ne peut dès lors refuser de considérer qu’ignorer
les désirs réels des individus c’est être dans l’injustice et
dans l’ignorance de ce qui nous limite tous.
Chacun peut donc reconnaître
que le droit idéel doit donc être cet ensemble de dispositifs aidant l’autre
à se construire (ou se reconstruire le plus souvent car nous sommes
tous dé-construits par la vie et la pensée) autour de l’individu qu’il
voudrait être. Mais le droit idéel doit également rechercher le
«vouloir» informé, responsable. Il
lui faut donc aider les sujets à se former convenablement afin qu’ils
décident en conscience, c’est-à-dire en étant pleinement informés
des conséquences de chacune de leurs décisions. Il lui faut donc être
celui qui contribue à l’expression des désirs ainsi qu’à leur
réflexion et à leur réalisation.
Le système juridique
idéel se doit donc de devenir celui qui autorise chacun à se libérer
tout en responsabilisant. Il ne doit être construit en vue de cette fin
et d’une idée de justice conçue comme « limitéité ».
Mais comment doit-il agir à l’égard de l’étranger ou du plus
modeste des citoyens ?
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sociale »