III. Les Deux
sources ont-elles un avenir philosophique ?
Ainsi la lecture
des Deux sources nous invite à être plus attentif
à ce que l'on peut appeler la question de la temporalité
des normes, question qui ne se limite pas à la question de leur
relativité historique. Penser avec Bergson "en durée"
certains problèmes juridiques, moraux ou religieux pourrait peut-être
renouveler une théorie pure du droit (14). Qu'il me
soit permis ici de suggérer ce que pourrait être, à l'avenir, la
portée philosophique des Deux Sources. En outrepassant le
texte même de Bergson dans les quelques extrapolations qui suivent,
j'espère créer un écart susceptible d'en suggérer toute la
richesse: loin d'être un texte daté ou rebutant, Les Deux
sources de la morale et de la religion ouvrent, à mes yeux,
l'espace d'une pensée juridique renouvelée.
Dans cette
perspective, on devrait, sans pour autant verser dans l'idéalisme
ou dans l'utopie, mieux tenir compte des vécus disparates du temps.
Il conviendrait d'être mieux avertis, et ce, à trois niveaux, de
la pluralité des durées et du risque incontournable de leur désynchronisation;
ce qui affinerait notre approche de la notion de liberté.
Premièrement, sur
le plan collectif, on peut noter, par exemple, que le temps du progrès
scientifique n'est pas le même que celui de l'évolution des
mentalités, que le tempo économique de la consommation
n'est pas le même que celui de l'éducation patiente du
citoyen, que le temps du développement de certains pays n'est pas
le même que celui d'autres pays, que le temps de décision de telle
juridiction nationale n'est pas le même que celui de telle autre
juridiction internationale, etc. On doit être en mesure de sérier
les différentes durées qui s'entremêlent, se chevauchent,
produisent des contretemps ; ce qui permettrait de se demander dans
quelle mesure un droit métronome (le métronome est beaucoup moins
que le chef d'orchestre, et ce droit métronome donne le tempo ou le
"la" mais ne s'immisce pas dans tous les domaines de la
vie sociale) peut s'abstenir de donner le tempo ou, au contraire, le
donner en freinant ou en accélérant l'harmonisation de certaines
durées individuelles ou collectives désynchronisées. Songeons par
exemple au problème des biotechnologies. Ce qui permettrait aussi
de se faire une conception plus juste du possible, du réel, de
l'imaginé, du fantasmé, bref du futur : après tout, certaines
impossibilités ou contradictions peuvent se dissoudre grâce au
temps qui passe ou à tout un travail de temporisation et
d'harmonisation. Ce qui serait une façon pour le Droit de faire
l'Histoire. En tout cas, il y a ici toute une "rythmanalyse"
(15) qui peut être envisagée et qui ne correspond pas
seulement à la dynamique du droit
(la question du temps nécessaire pour régler les conflits
ou encore la question
d'une relativité des normes variant avec les époques). Il s'agit
plutôt de penser le parallélisme ou l'enchevêtrement de durées
plus ou moins objectives qui varient en fonction des moyens économiques,
des supports techniques, de la gestion de l'information, du degré
d'éducation des citoyens (et du "temps des études"), du
contexte politique et des dynamiques propre à certains secteurs.
Deuxièmement,
dans le cadre d'une éthique de la discussion, ou, plus
abstraitement, dans le cadre d'une théorie des jeux,
il peut être intéressant de se demander selon quelles
"superpositions temporelles" (16) les individus
communiquent ou élaborent des stratégies. Une telle étude
pourrait être gouvernée par deux principes :
1°) Chaque sujet
est une sorte de feuilleté de durées, un entrelacs de temps
conventionnel (temps
social de l'horloge, du rite, de l'éducation, temps de
l'investissement dans le jeu social et durée de l'espérance d'un
gain, etc.) et de temps interne (souvenir, oubli, attention, réflexion,
espérance religieuse, attente existentielle mais aussi tempo réflexe
des pulsions et de l'enracinement vital), ce qui rend toute
discussion intrinsèquement désynchronisée même si le langage est
commun et même si une décision est prise en un temps clairement défini.
De ce point de vue, tout accord
langagier ou toute modélisation (loi, décret, avis) peut
procéder :
-a)
d'un effet artificiel de synchronisation. Compte tenu du
pseudo-accord des esprits (pseudo-synchronisation), on ne s'étonnera
plus alors de l'imperfection intrinsèque de certaines modélisations,
par exemple, tel ou tel avis d'un comité d'éthique, voire telle décision
d'une cour de cassation, etc. On ne s'étonnera pas non plus, compte
tenu de la fragilité de tels accords, de l'apparition d'une
nouvelle sophistique dont les dérives médiatiques sont une figure
(chaque individu revendique alors une resynchronisation immédiate
à partir de sa propre expérience du temps, sans attendre, en tant
que citoyen, la procédure objectivement resynchronisatrice du
vote).
-b)
d'une synchronisation suspecte car fusionnelle (risque de racisme,
risque de corporatisme, risque d'un pouvoir bureaucratique, risque
d'adhésion irrationnelle aux propos d'un "chef" qui a du
charisme, etc.).
2°) Parmi ceux
qui discutent, aucun n'est le chef d'orchestre. Aucun ne peut prétendre
(risque de prétention mystique) faire l'expérience du temps, du
passage sans tenter au préalable de la communiquer. Ce qui
distingue le héros, le saint, le mystique, bref le chef au sens
bergsonien, du chef schmittien ou du
modèle classique de l'homme prudent au sens aristotélicien
(qui saisit l'Occasion et dont le jugement décisionnel est
fulgurant), c'est qu'il ne peut être qu'un chef d'orchestre : il n'
a pas d'autre autorité que celle de pouvoir nous transmettre
quelque chose de son expérience et de nous faire vibrer à
l'unisson de l'élan qui l'anime. Toute la question reste ainsi de
savoir au nom de quoi, de quelles tendances irrationnelles
suspectes, nous sommes capables de vibrer à l'unisson d'un projet
novateur. Là encore, cela peut évoquer des mouvements de foule
pour le moins suspects. Mais justement, aux yeux de Bergson, l'expérience
de l'écho ou de l'appel est très rare. Cette rareté peut être un
critère opératoire pour faire le partage entre les expériences
effectives de la temporalité (qui sont des expériences de la création
et nous font vibrer à l'unisson de celui qui crée) et les
pseudo-expériences de la temporalité qui ne correspondent en fait
qu'à un retour aux rythmes pulsionnels, répétitifs et monotones
de notre nature "animale".
_Vers
la page suivante
|