On
voit que la radicalité du propos bergsonien a de quoi déplaire. On
peut même avoir le
sentiment que les Deux sources, loin de faire preuve d'une
lucidité toute philosophique, se présente comme un discours daté,
de type naturaliste ou évolutionniste. Il y a apparemment dans ce
que dit Bergson un aspect "réactionnaire".
Cet aspect est nettement visible dans le primat du particulier,
voire du singulier : ce
qui vaut comme modèle, c'est ce que dit et
fait tel homme précis
et non pas ce que dit
une maxime impersonnelle, rationnelle et valant universellement. En
dernière instance, ce qui fonde tout système de normes,
toute constitution, ce n'est pas une Rationalité abstraite,
universelle, une modélisation consensuelle, une discussion démocratique
; c'est un homme exemplaire, un sage, un héros, un mystique, un
artiste, bref quelqu'un d'exceptionnel qui donne l'impulsion, qui
voit les choses autrement, qui permet de briser le cercle, les
cadres (5). Il y a là, au départ, à la base, une
fondation irrationnelle, un principe actif que Bergson présente
certes comme supra-rationnel mais qui risque d'apparaître, aux yeux
des lecteurs et des citoyens que nous sommes, comme un nouvel avatar
de pulsions infra-rationnelles. D'où le sentiment d'une radicalité
contestable. Si l'on est polémique, on pourra
même dire que de ce modèle du sage, du héros, du saint à
celui du grand homme ou du chef, il n'y a qu'un pas. Mais ce serait
trahir la pensée bergsonienne. En fait, l'homme modèle, fondement
de toute modélisation ou normativité, est avant tout quelqu'un qui
a une tout autre expérience du temps. C'est cette expérience
du temps qui lui permet de poser de toutes nouvelles normes, de
rendre possible ce qui semblait impossible. L'homme modèle, par
exemple le mystique chrétien, est capable non seulement de faire
l'expérience d'une temporalité tout autre mais encore de
communiquer aux autres hommes l'élan qui le traverse, de les faire
vibrer à l'unisson de ce qu'il ressent. Il y a toujours
là une dimension irrationnelle ou affective suspecte car il
est difficile de distinguer le mystique du déséquilibré. Mais
cela ne doit pas masquer ce que Bergson veut nous dire. Il veut nous
dire que seule une autre expérience du temps, seule une autre façon
de vivre le temps peut nous faire sortir du cercle des sociétés
closes. En d'autres termes, la validité et l'efficacité de
normes internationales -
normes qui sont en quelque sorte contre nature aux yeux de Bergson-
ne peuvent réellement
s'imposer que si l'humanité opère une conversion
existentielle et vit le passage du temps autrement (6).
Le dépassement des déterminismes naturels n'est possible qu'au
prix de l'expérience même d'un temps qui est élan originel, qui
est création d'imprévisible
nouveauté, un temps si l'on peut dire d'avant la nature, d'avant la
formation des sociétés closes. Tout se passe comme si les sociétés
closes et leur normativité restreinte n'était qu'un arrêt, une étape,
une sorte de produit dégradé d'un élan initial perdu, élan avec
lequel nous devrions coïncider de nouveau, à l'instar du mystique,
pour rouvrir les sociétés
closes (7). C'est
cette idée d'une autre expérience du temps comme génératrice
d'une obligation tout autre que les commentateurs, plus soucieux
de se référer à l'éternité que de penser en durée, n'ont
pas approfondie.
II.
Deux expériences du temps, deux constitutions du monde
Contrairement à ce que les termes de "clos" et
d'"ouvert" peuvent d'abord
suggérer, il ne s'agit jamais pour Bergson de s'en tenir à des métaphores
qui évoquent des schémas géométriques,
tel un resserrement ou un élargissement du corps social. Il
s'agit plutôt de se défier des mots, des concepts et des images
qui tendent à figer les choses et à nous faire perdre de vue les
nuances du réel. Ce que Bergson tente de nous faire entrevoir, tel
un phénoménologue, lorsqu'il distingue le "clos" de
l'"ouvert", ce sont deux types de fondation
existentielle de l'ordre social : d'une part,
un ordre social dit
"naturel" qui procède
d'une intuition tronquée du temps et, d'autre part, un ordre
social dit "supra-naturel"
(la démocratie) qui procède d'une expérience authentique quoique
difficultueuse du temps réel. C'est bien pourquoi Bergson éclaire,
de façon originale, la question classique de la fondation des
normes et des valeurs religieuses et morales. Avant
la Nature, avant la Vie, avant ce qui nous constitue comme
espèce humaine, il y a un rapport originaire au monde qui est
l'intuition, manquée ou réussie, du temps réel. Avant
la Nature, il y a une constitution temporelle de cette
naturalité. Du coup, si
la naturalité ou l'ordre social est variable, ce n'est pas tant au
nom d'une théorie évolutionniste (l'image d'un élan vital n'est
qu'une métaphore commode permettant de se défier de toute interprétation
mécaniste ou finaliste) qu'au nom d'une théorie de l'intuition du
temps : il y a autant
de types de naturalité que d'intuitions originaires du temps réel,
lesquelles correspondent, à chaque fois,
à un partage entre l'expérience du réel lui-même (la durée
qui est un absolu mobile) et l'expérience sensible courante (nos
représentations spatialisantes, celles du sens commun ou celles de
la science, de ce qui nous entoure). Plus simplement, on peut
dire, mutatis mutandis, qu'il y a chez Bergson une constitution
"transcendantale" (et dynamique) de la nature et de
l'ordre social ; ce qui nous oblige à ne pas schématiser
les notions de "clos" et d'"ouvert".
Dans cette perspective, le premier point à souligner est donc
le suivant : l'originalité
du point de vue bergsonien sur
la question de l'ordre social
tient entièrement à sa conception originale du temps.
Cela signifie que ce que dit Bergson de la morale et de la religion,
et plus généralement de la société, ne prend tout son sens que
rapporté à sa métaphysique du temps. Séparer le contenu des Deux
Sources de son contexte purement philosophique, c'est-à-dire
d'une réflexion sur le temps réel, nous ferait manquer la portée
de ce livre.
_Vers
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