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Henri BERGSON 

"Les Deux Sources de la morale et de la religion

par Alain Panero 
Agrégé de philosophie - Docteur de l'Université de Paris IV-Sorbonne

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On voit que la radicalité du propos bergsonien a de quoi déplaire. On peut  même avoir le sentiment que les Deux sources, loin de faire preuve d'une lucidité toute philosophique, se présente comme un discours daté, de type naturaliste ou évolutionniste. Il y a apparemment dans ce que dit Bergson un aspect  "réactionnaire". Cet aspect est nettement visible dans le primat du particulier, voire du singulier :  ce qui vaut comme modèle, c'est ce que dit et  fait  tel homme précis et  non pas ce que dit une maxime impersonnelle, rationnelle et valant universellement. En dernière instance, ce qui fonde tout système de normes,  toute constitution, ce n'est pas une Rationalité abstraite, universelle, une modélisation consensuelle, une discussion démocratique ; c'est un homme exemplaire, un sage, un héros, un mystique, un artiste, bref quelqu'un d'exceptionnel qui donne l'impulsion, qui voit les choses autrement, qui permet de briser le cercle, les cadres (5). Il y a là, au départ, à la base, une fondation irrationnelle, un principe actif que Bergson présente certes comme supra-rationnel mais qui risque d'apparaître, aux yeux des lecteurs et des citoyens que nous sommes, comme un nouvel avatar de pulsions infra-rationnelles. D'où le sentiment d'une radicalité contestable. Si l'on est polémique, on pourra  même dire que de ce modèle du sage, du héros, du saint à celui du grand homme ou du chef, il n'y a qu'un pas. Mais ce serait trahir la pensée bergsonienne. En fait, l'homme modèle, fondement de toute modélisation ou normativité, est avant tout quelqu'un qui a une tout autre expérience du temps. C'est cette expérience du temps qui lui permet de poser de toutes nouvelles normes, de rendre possible ce qui semblait impossible. L'homme modèle, par exemple le mystique chrétien, est capable non seulement de faire l'expérience d'une temporalité tout autre mais encore de communiquer aux autres hommes l'élan qui le traverse, de les faire vibrer à l'unisson de ce qu'il ressent. Il y a toujours  là une dimension irrationnelle ou affective suspecte car il est difficile de distinguer le mystique du déséquilibré. Mais cela ne doit pas masquer ce que Bergson veut nous dire. Il veut nous dire que seule une autre expérience du temps, seule une autre façon de vivre le temps peut nous faire sortir du cercle des sociétés closes. En d'autres termes, la validité et l'efficacité de normes internationales  - normes qui sont en quelque sorte contre nature aux yeux de Bergson- ne  peuvent réellement s'imposer que si l'humanité opère une conversion  existentielle et vit le passage du temps autrement (6). Le dépassement des déterminismes naturels n'est possible qu'au prix de l'expérience même d'un temps qui est élan originel, qui est  création d'imprévisible nouveauté, un temps si l'on peut dire d'avant la nature, d'avant la formation des sociétés closes. Tout se passe comme si les sociétés closes et leur normativité restreinte n'était qu'un arrêt, une étape, une sorte de produit dégradé d'un élan initial perdu, élan avec lequel nous devrions coïncider de nouveau, à l'instar du mystique, pour  rouvrir les sociétés closes (7). C'est  cette idée d'une autre expérience du temps comme génératrice d'une obligation tout autre que les commentateurs, plus soucieux de se référer à l'éternité que de penser en durée, n'ont pas approfondie.

II.  Deux expériences du temps, deux constitutions du monde

Contrairement à ce que les termes de "clos" et d'"ouvert" peuvent  d'abord suggérer, il ne s'agit jamais pour Bergson de s'en tenir à des métaphores qui évoquent des schémas géométriques,  tel un resserrement ou un élargissement du corps social. Il s'agit plutôt de se défier des mots, des concepts et des images qui tendent à figer les choses et à nous faire perdre de vue les nuances du réel. Ce que Bergson tente de nous faire entrevoir, tel un phénoménologue, lorsqu'il distingue le "clos" de l'"ouvert", ce sont deux types de fondation  existentielle de l'ordre social : d'une part,  un ordre social  dit "naturel" qui procède  d'une intuition tronquée du temps et, d'autre part, un ordre social  dit "supra-naturel" (la démocratie) qui procède d'une expérience authentique quoique difficultueuse du temps réel. C'est bien pourquoi Bergson éclaire, de façon originale, la question classique de la fondation des normes et des valeurs religieuses et morales. Avant  la Nature, avant la Vie, avant ce qui nous constitue comme espèce humaine, il y a un rapport originaire au monde qui est l'intuition, manquée ou réussie, du temps réel. Avant  la Nature, il y a une constitution temporelle de cette naturalité.  Du coup, si la naturalité ou l'ordre social est variable, ce n'est pas tant au nom d'une théorie évolutionniste (l'image d'un élan vital n'est qu'une métaphore commode permettant de se défier de toute interprétation mécaniste ou finaliste) qu'au nom d'une théorie de l'intuition du temps :  il y a autant de types de naturalité que d'intuitions originaires du temps réel, lesquelles correspondent, à chaque fois,  à un partage entre l'expérience du réel lui-même (la durée qui est un absolu mobile) et l'expérience sensible courante (nos représentations spatialisantes, celles du sens commun ou celles de la science, de ce qui nous entoure). Plus simplement, on peut dire, mutatis mutandis, qu'il y a chez Bergson une constitution "transcendantale" (et dynamique) de la nature et de l'ordre social ; ce qui nous oblige à ne pas schématiser  les notions de "clos" et d'"ouvert".

Dans cette perspective, le premier point à souligner est  donc le suivant :  l'originalité  du point de vue bergsonien sur  la question de l'ordre social  tient entièrement à sa conception originale du temps. Cela signifie que ce que dit Bergson de la morale et de la religion, et plus généralement de la société, ne prend tout son sens que rapporté à sa métaphysique du temps. Séparer le contenu des Deux Sources de son contexte purement philosophique, c'est-à-dire d'une réflexion sur le temps réel, nous ferait manquer la portée de ce livre.

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-(5)  "Qu'un génie mystique surgisse ; il entraînera derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l'âme par lui transfigurée", Ib., p. 332/1240.
 (6)  Cf. les différents livres de J.-L. Vieillard-Baron sur Bergson qui font autorité parce qu'ils pointent cette dimension existentielle. Pour méditer ce thème dans une perspective contemporaine qui n'est toutefois plus celle de Bergson, on peut lire les ouvrages de R. Misrahi, par exemple, Traité du bonheur, II : Ethique, politique et bonheur, Paris, Seuil, 1983.
 (7) "Demain la voie sera libre, dans la direction même du souffle qui avait conduit la vie au point où elle avait dû s'arrêter. Vienne alors l'appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous y passons.  Du même coup s'éclaircira pour toute philosophie le mystère de l'obligation suprême : un voyage avait été commencé, il avait fallu l'interrompre ; en reprenant sa route, on ne fait que vouloir ce qu'on voulait déjà", Ib., p.333/1241.

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