Les
Deux sources de la morale et de la religion semblent
ne pas vouloir livrer facilement leur secret. On risque d'y voir un
texte assez terne, un mixte de sociologie et de métaphysique
vitaliste plus ou moins réussi, une oeuvre tardive dont Bergson
aurait pu, à la limite, se dispenser.
Ou alors, gommant les références vitalistes à la notion de
nature, on y voit une
apologie du mysticisme et le signe d'une adhésion explicite de
Bergson au christianisme.
Contre ce type d'interprétations
à l'emporte-pièce, il convient plutôt de noter que cette oeuvre déçoit
surtout parce qu'elle contrarie
nos habitudes de pensée et ne répond pas à certaines
attentes. Les grandes distinctions de la tradition (par exemple, le
droit et la morale, le droit et la religion, la société et l'Etat,
la volonté générale et les volontés individuelles, l'intérêt
collectif et les intérêts particuliers, le peuple-souverain et le
tyran, l'ordre et la liberté, la sécurité et la tranquillité, le
capital et le bien commun, etc.) ne sont plus au premier plan. On a
le sentiment que Bergson est à la recherche d'un
nouveau langage et s'efforce de dissoudre les
dualismes artificiels. D'où la
"pauvreté" apparente d'une
réflexion qui n'entend pas se perdre dans les faux-problèmes
et briller en compliquant de façon purement rhétorique les choses.
Il y a une volonté de simplicité de la part de Bergson qui
atteste en fait d'un formidable effort de synthèse. Etre synthétique,
c'est, à ses yeux, purifier la réflexion de toutes les idées générales,
couramment admises, qui font écran et qui nous empêchent de saisir
l'essentiel. Bergson soulève dans ce livre un problème grave et
s'y tient : est-ce qu'un élargissement des sociétés est
vraiment envisageable compte tenu de la nature humaine?
Pour
entendre pleinement le sens de cette interrogation et le sens de la
réponse bergsonienne, pour ne pas rater, une fois de plus, la portée
d'un livre trop connu et donc mal connu, il convient de
garder présent à l'esprit le principe de (re)lecture suivant : avant
la naturalité, avant la
vitalité, avant ce qui nous constitue comme espèce humaine,
il y a un rapport originaire au monde qui est l'intuition, manquée
ou réussie, du temps réel.
I.
La question radicale de l'élargissement des sociétés: un
tel élargissement est-il contre nature?
Bergson, refusant tout
discours de consolation ou de mauvaise foi, entend montrer que la
question de l'élargissement des sociétés est réellement
pertinente. De là sa distinction entre le "clos" et
l'"ouvert". A ses yeux, l'homme est d'abord fait, compte
tenu de ses dispositions naturelles,
pour vivre dans des sociétés closes, c'est-à-dire dans des
sociétés ou des Etats fermés sur eux-mêmes et faisant la guerre
à d'autres sociétés (1). Ces sociétés closes et
humaines sont d'ailleurs
comparables, mutatis mutandis, aux sociétés animales : dans les
sociétés humaines, la pression sociale, qui est un phénomène
infra-intellectuel, fait en quelque sorte office d'instinct et les
croyances religieuses produisent un effet hallucinatoire, effet
quasi hypnotique qui provoque le sommeil de notre intelligence,
inhibe toute prétention individualiste et empêche également toute
dépression. D'un autre côté, l'idée d'une
société cosmopolitique et pacifiée, embrassant l'humanité
entière, n'est pas conciliable, aux yeux de Bergson, avec les
dispositions de l'espèce, avec la nature humaine si l'on préfère.
D'où l'idée de Bergson de réfléchir sérieusement, c'est-à-dire
sans se faire d'illusions, sur la possibilité d'un passage effectif
des sociétés closes (qui, si l'on peut dire, ont été voulues par
la nature) à une société ouverte et cosmopolitique (2).
Bergson, qui entend
s'appuyer sur l'expérience et sur la réalité historique,
s'opposant en cela aux approches métaphysiques traditionnelles,
remarque alors qu'il y a des sociétés qui
se sont ouvertes ou qui sont en train de s'ouvrir ; ce qui
veut dire que le passage des sociétés closes à une société
ouverte n'est pas une pure hypothèse (3). C'est dans
cette perspective que Bergson se demande précisément comment l'on
passe d'une morale close à une morale ouverte, ou encore, comment
l'on passe des religions statiques ou closes à une religion
dynamique ou ouverte. Ce passage, cette ouverture s'effectuent grâce
à des personnalités hors du commun (le héros, le saint,
l'artiste, le mystique) qui inventent des
voies nouvelles et dont les actions font tomber tous les
obstacles et brisent le cercle dans lequel l'espèce humaine tourne
habituellement en rond. Ainsi, le christianisme et la démocratie
attestent de la possibilité pour des sociétés de s'ouvrir et de
continuer à s'ouvrir. La perspective d'un retour aux
dispositions naturelles (dont la férocité et
l'"instinct" guerrier) reste certes l'horizon historique
de toute société, fût-elle ouverte. Mais l'espèce humaine,
pourrait bien, grâce à certaines personnalités sachant nous
communiquer leur aspiration spirituelle, mais aussi grâce à de
puissants moyens techniques (le machinisme) mieux
utilisés, se dépasser elle-même (4).
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