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Henri BERGSON 

"Les Deux Sources de la morale et de la religion

par Alain Panero 
Agrégé de philosophie - Docteur de l'Université de Paris IV-Sorbonne

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Les Deux sources de la morale et de la religion semblent ne pas vouloir livrer facilement leur secret. On risque d'y voir un texte assez terne, un mixte de sociologie et de métaphysique vitaliste plus ou moins réussi, une oeuvre tardive dont Bergson aurait pu, à la limite, se dispenser. Ou alors, gommant les références vitalistes à la notion de nature, on y  voit une apologie du mysticisme et le signe d'une adhésion explicite de Bergson au christianisme.

            Contre ce type d'interprétations à l'emporte-pièce, il convient plutôt de noter que cette oeuvre déçoit surtout  parce qu'elle contrarie nos habitudes de pensée et ne répond pas à certaines attentes. Les grandes distinctions de la tradition (par exemple, le droit et la morale, le droit et la religion, la société et l'Etat, la volonté générale et les volontés individuelles, l'intérêt collectif et les intérêts particuliers, le peuple-souverain et le tyran, l'ordre et la liberté, la sécurité et la tranquillité, le capital et le bien commun, etc.) ne sont plus au premier plan. On a le sentiment que Bergson est à la recherche d'un  nouveau langage et s'efforce de dissoudre les dualismes artificiels. D'où  la "pauvreté" apparente d'une  réflexion qui n'entend pas se perdre dans les faux-problèmes et briller en compliquant de façon purement rhétorique les choses. Il y a une volonté de simplicité de la part de Bergson qui atteste en fait d'un formidable effort de synthèse. Etre synthétique, c'est, à ses yeux, purifier la réflexion de toutes les idées générales, couramment admises, qui font écran et qui nous empêchent de saisir l'essentiel. Bergson soulève dans ce livre un problème grave et s'y tient : est-ce qu'un élargissement des sociétés est vraiment envisageable compte tenu de la nature humaine?  

           Pour entendre pleinement le sens de cette interrogation et le sens de la réponse bergsonienne, pour ne pas rater, une fois de plus, la portée d'un livre trop connu et donc mal connu, il convient de garder présent à l'esprit le principe de (re)lecture suivant : avant  la naturalité, avant la  vitalité, avant ce qui nous constitue comme espèce humaine, il y a un rapport originaire au monde qui est l'intuition, manquée ou réussie, du temps réel. 

I.  La question radicale de l'élargissement des sociétés: un tel élargissement est-il contre nature?

            Bergson, refusant tout discours de consolation ou de mauvaise foi, entend montrer que la question de l'élargissement des sociétés est réellement pertinente. De là sa distinction entre le "clos" et l'"ouvert". A ses yeux, l'homme est d'abord fait, compte tenu de ses dispositions naturelles,  pour vivre dans des sociétés closes, c'est-à-dire dans des sociétés ou des Etats fermés sur eux-mêmes et faisant la guerre à d'autres sociétés (1). Ces sociétés closes et humaines sont  d'ailleurs comparables, mutatis mutandis, aux sociétés animales : dans les sociétés humaines, la pression sociale, qui est un phénomène infra-intellectuel, fait en quelque sorte office d'instinct et les croyances religieuses produisent un effet hallucinatoire, effet quasi hypnotique qui provoque le sommeil de notre intelligence, inhibe toute prétention individualiste et empêche également toute dépression. D'un autre côté, l'idée d'une  société cosmopolitique et pacifiée, embrassant l'humanité entière, n'est pas conciliable, aux yeux de Bergson, avec les dispositions de l'espèce, avec la nature humaine si l'on préfère. D'où l'idée de Bergson de réfléchir sérieusement, c'est-à-dire sans se faire d'illusions, sur la possibilité d'un passage effectif des sociétés closes (qui, si l'on peut dire, ont été voulues par la nature) à une société ouverte et cosmopolitique (2).

          Bergson, qui entend s'appuyer sur l'expérience et sur la réalité historique, s'opposant en cela aux approches métaphysiques traditionnelles, remarque alors qu'il y a des sociétés qui  se sont ouvertes ou qui sont en train de s'ouvrir ; ce qui veut dire que le passage des sociétés closes à une société ouverte n'est pas une pure hypothèse (3). C'est dans cette perspective que Bergson se demande précisément comment l'on passe d'une morale close à une morale ouverte, ou encore, comment l'on passe des religions statiques ou closes à une religion dynamique ou ouverte. Ce passage, cette ouverture s'effectuent grâce à des personnalités hors du commun (le héros, le saint, l'artiste, le mystique) qui inventent des  voies nouvelles et dont les actions font tomber tous les obstacles et brisent le cercle dans lequel l'espèce humaine tourne habituellement en rond. Ainsi, le christianisme et la démocratie attestent de la possibilité pour des sociétés de s'ouvrir et de continuer à s'ouvrir. La perspective d'un retour aux dispositions naturelles (dont la férocité et l'"instinct" guerrier) reste certes l'horizon  historique de toute société, fût-elle ouverte. Mais l'espèce humaine, pourrait bien, grâce à certaines personnalités sachant nous communiquer leur aspiration spirituelle, mais aussi grâce à de puissants moyens techniques (le machinisme) mieux  utilisés, se dépasser elle-même (4).

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-(1) "Un des résultats de notre analyse a été de distinguer  profondément, dans le domaine social, le clos de l'ouvert. La société close est celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer  ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat. Telle est la société humaine quand elle sort des mains de la nature", Les Deux sources, p. 283/1201. Ou encore : "Disons d'abord que l'homme avait été fait  pour de très petites sociétés", Ibidem,  p. 292-293/1209 (J'indique d'abord la pagination de l'édition PUF/Quadrige puis celle de l'édition du Centenaire, PUF).
(2)
"De la société close à la société ouverte, de la cité à l'humanité, on ne passera jamais par voie d'élargissement. Elles ne sont pas de même essence",  Ibid, p.284/1202.
(3)  "La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l'humanité entière. Rêvée, de loin en loin, par des âmes d'élite, elle réalise chaque fois quelque chose d'elle-même dans des créations dont chacune, par une transformation plus ou moins profonde de l'homme, permet de surmonter des difficultés jusque-là insurmontables. Mais après chacune aussi se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du nouveau s'est coulé dans le moule de l'ancien ; l'aspiration individuelle est devenue pression sociale", Ib., p.284/1202.
(4) "L'homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui. Il devra peser sur la matière s'il  veut se détacher d'elle. En d'autres termes, la mystique appelle la mécanique", Ib., p.229/1238.

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