Certes, de telles
perspectives paraîtront encore trop métaphysiques. Car on
imagine mal qu'une telle approche de la temporalité des décisions
à prendre ou des avis à donner puisse être un préalable à la
modélisation et à la prise de décision.
Il y a une urgence de l'action, une urgence de la décision
à prendre qui n'attend pas que se constitue une métaphysique du
temps. Alors qu'en retenir ? Peut-être une seule idée ou opinion :
nos normes sont sans doute, à un niveau ou un autre,
l'expression d'une certaine expérience du temps. D'où un
troisième niveau d'analyse que je souhaiterais pointer en guise de
conclusion.
Du point de vue d'une histoire des idées, du point de vue
d'un certain fond culturel commun (occidental ? ), il importe de
noter une certaine inflexion, un virage, un "tournant" si
l'on veut. Je voudrais suggérer ici l'idée suivante : il se
pourrait que l'on passe (que l'on soit en train de passer) d'une
logique éternitaire de la décision à une logique effectivement
temporelle de la décision. S'il y a une influence des idées
philosophiques sur notre culture, il convient de reconnaître que
jusqu'au XXè siècle, la pensée philosophique du temps a surtout
été une pensée de l'éternité et donc de l'inessentialité du
temps. Ce qui veut dire que l'unité des hommes
(l'accord des esprits) dans l'éternité, dans Dieu, dans la
Raison universelle, était présupposée (et ce, même dans
certaines pensées contemporaines religieuses ou laïques qui prétendent
tenir compte du temps). Aujourd'hui, avec la découverte de la
temporalité, avec la prise en compte du passage en tant que tel, de
l'hétérogénéité des temps individuels, bref de l'essentialité
d'un temps irréductible
à l'atemporel, force est de reconnaître que les normes ont changé
et changent en profondeur : il ne peut plus s'agir de vibrer à
l'unisson de l'éternité de l'Esprit. La découverte de la durée
est ipso facto l'épreuve de la discordance, d'une discordance
qu'aucun modèle d'univocité ne peut faire cesser en profondeur. Il
y a certes des modélisations, des harmonisations, des
synchronisations (on dit que l'on "remet les pendules à
l'heure"), des resynchronisations (on dit que l'"on
recommence à zéro"), des systèmes hiérarchisés de normes,
des procédures opératoires de leur application ordonnée. Mais
l'endosmose des durées (la
"sympathie" au sens bergsonien) demeure
inégale (tel le temps de l'événement ritualisé qu'est la
fête) ou concerne des domaines par trop privés (tel le temps
choisi du loisir, partagé en famille ou entre amis) ou des domaines
semi-publics finalement peu probants (tel le temps partagé d'un
sport collectif, ou parfois, du travail en équipe). Bref, nous
n'avons pas encore les moyens de penser de larges et profondes
synchronisations sociales (des synchronisations
"internationales" ou "mondiales" durables,
c'est-à-dire un temps historique synchronisé). Ce qui veut dire
que la question de la perte de l'unité de l'Esprit (avec désormais
pour espoir une univocité qui est moins que l'unité réelle mais
qui est davantage qu'une pseudo-unité de l'Esprit) n'est pas
seulement la question de la perte des idoles et des arrière-mondes.
Le problème n'est plus d'opposer sensible et suprasensible et de
parler en termes de croyances perdues (nihilisme) ou d'illusions à
rétablir (l'idée religieuse de providence, l'idée d'un sens de
l'Histoire ou la perspective utopique d'un avenir meilleur). Le
problème est désormais de
faire face à l'hétérogénéité des durées et des temps
singuliers. C'est sous cet angle que ne peut manquer d'apparaître
dorénavant la difficile
question d'une synthèse de la liberté et de l'égalité. A défaut
de pouvoir s'appuyer sur
ce principe supérieur de synchronisation qu'est la fraternité (17),
on peut se demander si la dynamique classique du droit n'est pas le
principe d'univocité par défaut (temps procédural, temps de la
jurisprudence, variation des normes avec les époques et les
mentalités, etc.) sur lequel il faut, après tout, encore et pour
longtemps, s'appuyer (un peu comme le temps de l'horloge est certes
pour Bergson un principe d'univocité et de synchronisation par défaut
mais un principe éminemment indispensable à la vie sociale).
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