Ainsi,
en première analyse, comme nous l'avons vu plus haut, Bergson
paraît n'introduire aucune théorie nouvelle de la
normativité morale ou religieuse. Après tout, Bergson rappelle des
idées que les sociologues ou les philosophes de son temps
n'ignorent pas, et qui, aujourd'hui, pourraient même sembler
banales. Il est devenu banal, en effet, de dire que dans certaines
sociétés, l'obligation juridique, morale mais aussi religieuse est
une sorte de poussée aveugle, quasi biologique et proche de
l'instinct. C'est ce type d'obligation quasi mécanique qui est au
fondement de ce que Bergson appelle les morales closes ou encore les
religions closes. Dans une société close, société qui ressemble
par bien des points aux sociétés animales, même s'il ne s'agit là
que d'une comparaison commode qui a ses limites, la solidarité des
membres du corps social est quasi mécanique et ne correspond qu'à
une sorte d'instinct grégaire. Il y a quelque chose qui s'impose à
l'individu, une force qui peut lui apparaître comme transcendante,
comme une sorte d'impératif catégorique ou de loi divine, mais qui
n'est, en vérité, que la force du corps social qui le dépasse et
l'englobe. Dans d'autres cas, beaucoup plus rares, l'obligation
morale ou religieuse s'apparente plutôt à un appel. Le caractère
contraignant de l'obligation ne vient plus de son caractère
infra-rationnel mais, au contraire, de son aspect supra-rationnel.
Les individus se sentent alors obligés non pas au nom de considérations
rationnelles comme les philosophes du pacte ou du contrat social le
pensaient (telle ratiocination ou tel calcul sur l'intérêt
particulier et collectif, etc.) mais au nom de considérations émotionnelles.
Mais quel appel peut ainsi mouvoir les individus mieux que
l'instinct grégaire, la crainte ou le calcul rationnel ? Bergson répond,
on l'a vu, en parlant de l'appel du héros, du saint ou du mystique.
Certains actes, certaines personnalités seraient exemplaires, ce
qui nous pousserait, mais cette fois-ci, "par le haut",
non pas à rester à l'intérieur du cercle étroit des
croyances et des habitudes communes, mais à briser ce cercle pour
accomplir notre vocation de créatures créatrices de sociétés et
de mondes nouveaux. Les valeurs ou les normes
habituelles "éclateraient"
alors au profit de normes nouvelles qui jusqu'à présent
paraissaient impensables.
Bref, nous expérimenterions là un type d'obligation
irréductible à une poussée
quasi biologique ou à une norme rationnelle. Ce type d'obligation
émotionnelle serait au fondement de la
morale, de la religion
et de la société
ouvertes (8). Ici,
il est clair, comme je l'évoquais plus haut, que le propos
peut nous paraître assez convenu ou banal : on ne perçoit
pas facilement
la fécondité de l'analyse bergsonienne de la notion
d'obligation .
Pourtant,
si l'on rapporte ces quelques idées à la conception inédite
du temps que Bergson nous propose par ailleurs, ces dernières ont,
me semble-t-il, une portée tout autre. Car Bergson, ne l'oublions
pas, est avant tout le philosophe de la durée et du mouvant.
Bergson, rompant avec les philosophies éternistes qui ne voient
dans le temps qu'un produit dégradé de l'Eternité, entend bien réhabiliter
le temps réel, le temps qui passe, le temps qui amène de l'imprévisible
nouveauté. Pour Bergson, le temps véritable n'est pas celui que
mesurent nos montres; ce n'est pas non plus, même si cela y
ressemble déjà davantage, ce temps mental qui, variant en
fonction de nos états d'âme, nous semble plus ou moins long. Le
temps réel pour Bergson, c'est la réalité même, c'est
l'absolu dans lequel nous vivons et dont nous ne sommes pas séparés,
sauf à remarquer que ce
temps, qui est l'absolu, est justement quelque chose qui est très
difficile à éprouver. C'est quelque chose que nous n'éprouvons
que rarement car il est pénible
et presque contre nature de coïncider avec le passage même
du temps. Notre vie courante, nos actions, les sciences, bref notre
compréhension du monde et des autres,
nous incitent plutôt
à stabiliser ce qui est
par essence instable, à schématiser,
à géométriser, bref à spatialiser ce qui, par essence, n'est pas
homogène mais toujours différent. Toujours est-il que c'est bien
parce que Bergson entend "penser en durée" toute chose,
c'est-à-dire décrire la temporalité,
le mouvement et la dynamique même de toute chose que sa
conception de l'obligation, des normes et des valeurs est pour le
moins intéressante. Habituellement, nous avons tendance, lorsque
nous voulons expliquer les choses, à les figer, à les schématiser,
à leur ôter leurs caractéristiques temporelles, à vouloir en dégager
l'essence ou la nature éternelle. Cela donne certes de bons résultats,
notamment dans le domaine scientifique. Il est utile, par exemple,
d'étudier les propriétés anatomiques des ailes d'un papillon
mort. Mais il est clair que l'on ne se figurera jamais vraiment ce
que peut-être un battement d'ailes à partir de la seule
observation anatomique d'ailes immobiles. Seule l'observation du vol
réel du papillon permet de se faire une idée juste des caractéristiques
dynamiques d'une aile. Vouloir connaître la nature du mouvement des
ailes en faisant abstraction de cet aspect dynamique serait réducteur.
C'est en ce sens que Bergson dénonçait déjà les constructions a
priori et intenables d'une certaine métaphysique qui évacue à bon
compte le temps: "Elle [la métaphysique] prétendait dépasser
l'expérience ; elle ne faisait en réalité que substituer à l'expérience
mouvante et pleine, susceptible d'un approfondissement croissant,
grosse par là de révélations, un extrait fixé, desséché, vidé,
un système d'idées générales abstraites, tirées de cette même
expérience ou plutôt de ses couches les plus superficielles.
Autant vaudrait disserter sur l'enveloppe d'où se dégagera le
papillon, et prétendre que le papillon volant, changeant, vivant,
trouve sa raison d'être et son achèvement dans l'immutabilité de
la pellicule" (9). Ce qui vaut pour ce cas vaut
également lorsqu'il s'agit de penser l'obligation. Vouloir figer
la notion d'obligation en étalant dans l'espace mental de
notre représentation les mille et une façons de contraindre ou d'être
contraint est certes intéressant. On peut faire ainsi toute une
recherche sur les types d'obligation existante (sociale, éthique,
politique, religieuse, économique, psychanalytique). Mais on risque
aussi de passer à côté de l'"essentiel", à savoir
la "structure" dynamique et temporelle de
l'obligation. Il ne s'agit pas de faire un catalogue de tous les
types d'obligations, puis d'opposer ces dernières les unes aux
autres et, finalement, de forger de toutes pièces certains conflits
de devoirs, mais de ressaisir dans son mouvement même, dans son
"tempo", dans son rythme, l'acte d'ordonner ou celui d'obéir.
Il s'agit de "penser en durée" l'efficacité des normes
morales ou religieuses, de s'interroger en quelque sorte sur la
"vie" ou la "durée" des normes, de les
ausculter.
_Vers
la page suivante
|