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Henri BERGSON 

"Les Deux Sources de la morale et de la religion

par Alain Panero 
Agrégé de philosophie - Docteur de l'Université de Paris IV-Sorbonne

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Aussi ne s'agit-il pas de distinguer, comme une certaine tradition philosophique ou psychologique a pu le faire, des degrés ontologiques de réalité, à savoir ce qui oblige vraiment (par exemple, la loi morale, Dieu, ou  encore la force brutale ou les pulsions) et ce qui n'est qu'une obligation apparente, un prétexte, un masque, un motif, une raison ou une justification (par exemple, le fameux "droit du plus fort"). Le dessein de Bergson n'est plus de répertorier des niveaux de réalité auxquels correspondraient des degrés de force de l'obligation. Une telle façon de penser mépriserait et évacuerait le véritable tempo, le véritable devenir de l'obéissance ou de la désobéissance, de ce qui fait qu'une loi, une règle ou une norme s'imposent ou non en tant que telles.

  Le deuxième point à souligner maintenant, afin d'éviter tout malentendu sur la portée de l'analyse bergsonienne, est le suivant : la description  bergsonienne de la temporalité des normes morales ou religieuses ne revient pas seulement à dénoncer la relativité ou la précarité foncière de normes qui varient avec les époques et les cultures. Cette perspective relativiste ou historiciste est assez banale et ne correspond nullement à ce que veut faire Bergson. S'il ne s'agissait que de cela, Bergson ne donnerait pas une base originale à la question de la fondation des normes et des valeurs.

Pour Bergson, qui s'appuie, redisons-le, sur sa métaphysique du temps, il s'agit avant tout d'opposer les rythmes sociaux (le temps conventionnel et mesurable de l'horloge) aux durées internes, singulières car toujours nouvelles, des individus. Il est facile d'obtenir des synchronisations sociales (temps des obligations professionnelles, du calendrier, des commémorations, etc.) mais il est très difficile d'obtenir que les individus d'une société vibrent à l'unisson du même temps profond. Les religions elles-mêmes, qui prônent une communion des esprits, n'obtiennent en réalité, sauf en de rares élans de mysticisme, qu'une communication réglée selon le temps des horloges, en l'occurrence le temps sans surprise des rituels religieux. Le temps social fonctionne partout comme un principe d'univocité "à bon marché" susceptible de garantir une communication minimale des esprits. Du reste, il ne s'agit pas, pour Bergson, de se plaindre naïvement du primat du temps de l'horloge. Le philosophe sait bien que ce temps mesurable est la condition incontournable de l'action, de la prévision, bref de notre adaptation au monde. Bergson ne revendique pas l'existence d'une société où chacun, perdu de façon solipsiste dans ses pensées et dans sa propre durée interne, ne réussirait jamais à rejoindre les pensées et la durée d'Autrui, ne réussirait jamais à être, s'il est permis de s'exprimer ainsi, sur la même longueur d'onde que lui. Bergson sait bien qu'un tel risque n'est qu'une vue de l'esprit car nous refusons de faire l'expérience trop pénible du temps réel, de ce temps qui est pourtant notre intimité. Les philosophes eux-mêmes préfèrent croire que ce temps n'existe pas, qu'il est réductible à autre chose, par exemple à l'Eternité ou à l'Instant qui est une autre forme de l'intemporel. Ou alors, nous préférons croire que le temps mesuré par les scientifiques ou par les chronomètres est le  temps véritable. De toute façon, le temps des horloges mesure bel et bien, de façon symbolique mais évidente, notre vieillissement  et  ce temps, conventionnel mais symbolique, reste ainsi le temps du sens commun, celui qui finalement s'impose envers et contre toutes les théories philosophiques, y compris celle de Bergson.

C'est dans un  tel contexte  théorique, contexte toujours présent  à l'arrière-plan des Deux sources, que Bergson  réfléchit sur l'ordre social. Toute normativité élaborée, par exemple celle des droits inviolables de l'homme (10),  suppose une temporalité élaborée. Or, il est très difficile de consolider de tels montages ou superpositions mixant le temps social et collectif de l'horloge (et du calendrier), le temps propre à telle ou telle culture, le temps organique, notre temps intime et le temps intime des autres. En fait, il faut bien reconnaître que les  hommes ne s'accordent facilement que grâce à des synchronisations assez caricaturales, synchronisations qui sont, au fond, des conventions d'ordre politique. Laisser croire le contraire serait dangereux (11). Une  norme trop subtile, reposant sur une perception subtile de la temporalité, n'a guère de chance de s'imposer. D'autant que le temps du développement historique, sorte de temporalité objective et supérieure, paraît obéir à ce que Bergson  appelle la "loi de double frénésie" (12), loi d'après laquelle une société ou une culture est désynchronisée par rapport à son propre devenir historique. Bergson donne l'exemple de notre culture européenne actuellement soumise (depuis le XVè ou le XVIè siècle) à une frénésie de confort, de bien-être et de luxe, laquelle, fait suite, pense-t-il, à une époque d'ascétisme (pendant tout le moyen âge) et  fera peut-être place, dans l'avenir, à une nouvelle ère de simplicité.

  Quoi qu'il en soit, force est de reconnaître que si nous ne nous perdons pas dans un labyrinthe de temporalités enchevêtrées, c'est bien parce que nous possédons une boussole, une sorte de Norme des normes, une espèce de Convention des conventions, de Règle des règles qui n'est autre que le temps de l'horloge, qui est aussi le temps socio-politique du travail et du loisir. C'est parce que nous reconnaissons encore les synchronismes sociaux comme des synchronisations évidentes, parce que nous nous sentons encore "obligés" par le temps de l'horloge, que la société ne se délite pas et n'a pas à employer la force brutale ou à faire appel à l'émotion mystique pour fonctionner. Il y  a, dans cette reconnaissance d'un temps commun (13), un principe d'univocité susceptible d'accorder tous les hommes de façon, certes superficielle, mais d'une façon qui est une alternative à l'emploi de la force brutale. En deçà de ce temps social, il y a le "clos" qui  est  asocial et anhistorique et renvoie à l'idée de Nature et de fusion instinctive et grégaire (dont le modèle est la société animale des fourmis).  Au-delà de ce temps social, il y a l'"ouvert" (ou plutôt ce qui est en train de s'ouvrir) que privilégie Bergson et qui correspond à l'expérience difficile et fugace, toujours singulière (et difficile à se dire à soi-même et à communiquer aux autres) du temps véritable. Il devient alors clair que l'émergence de valeurs ou de normes nouvelles pose un double problème : d'une part cette émergence reste exceptionnelle car le temps de la créativité -qui est le temps de la coïncidence avec le réel même en train de se déterminer-  est rare ; d'autre part,  l'accord des esprits sur de nouvelles valeurs ou normes ne peut se faire, au niveau du temps réel (et non pas du temps social), que de façon très limitée  (Bergson, rappelons-le, donne l'exemple du saint, du héros, du mystique dont les actes résonnent en nous comme un appel). Ce qui veut dire que toute norme ou toute valeur est nécessairement trahie dès lors qu'elle est institutionnalisée. Mais c'est le prix à payer pour sa préservation et sa transmission. Il ne faut donc pas s'en étonner. Et il convient également de ne pas reprocher aux autres de ne pas vibrer à l'unisson de valeurs ou de normes dont la temporalité profonde leur échappe. Cela reviendrait à exiger une communion des esprits impossible ou, pire, suspecte car grégaire ou fanatique.

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-(10) "Ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle [la démocratie] prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s'insérant dans des obligations qu'il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu'on ne peut plus dire  si c'est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois "législateur et sujet", pour parler comme Kant. L'ensemble des citoyens, c'est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique", Les Deux sources, p. 299-300/1214-1215.
(11) "C'est une erreur dangereuse que de croire qu'un organisme international obtiendra la paix définitive sans intervenir, d'autorité, dans la législation des divers pays et peut-être même dans leur administration", Ibidem, p. 309/1222.
 (12) "On poussera donc de plus en plus loin ; on ne s'arrêtera bien souvent, que devant l'imminence d'une catastrophe. La tendance antagoniste prend alors la place laissée vide ; seule à son tour, elle ira aussi loin qu'il lui est possible d'aller", Ib., p. 315/1227.
(13) Il faudrait se demander d'où vient notre faculté de nous accorder sur une représentation spatialisée (le découpage d'un cadran par une aiguille) du temps : pourquoi les hommes se plient-ils aussi facilement à la même symbolisation du passage invisible du temps ? En fait, pour Bergson, la spatialisation du temps est une caractéristique universelle de notre esprit et de notre imagination stroboscopique :  la conscience qui  agit ne peut s'empêcher de tout figer et de reconstruire le mouvement avec des immobilités. Autant dire qu'à un niveau radical, ce n'est pas le politique qui nous oblige à nous  figurer spatialement le temps, même si le respect des synchronismes sociaux est lui d'essence politique.

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