Aussi
ne s'agit-il pas de distinguer, comme une certaine tradition
philosophique ou psychologique a pu le faire, des degrés
ontologiques de réalité, à savoir ce qui oblige vraiment (par
exemple, la loi morale, Dieu, ou
encore la force brutale ou les pulsions) et ce qui n'est
qu'une obligation apparente, un prétexte, un masque, un motif, une
raison ou une justification (par exemple, le fameux "droit du
plus fort"). Le dessein de Bergson n'est plus de répertorier
des niveaux de réalité auxquels correspondraient des degrés de
force de l'obligation. Une telle façon de penser mépriserait et évacuerait
le véritable tempo, le véritable devenir de l'obéissance ou de la
désobéissance, de ce qui fait qu'une loi, une règle ou une norme
s'imposent ou non en tant que telles.
Le deuxième point à souligner maintenant, afin d'éviter
tout malentendu sur la portée de l'analyse bergsonienne, est le
suivant : la description bergsonienne
de la temporalité des normes morales ou religieuses ne revient pas
seulement à dénoncer la relativité ou la précarité foncière de
normes qui varient avec les époques et les cultures. Cette
perspective relativiste ou historiciste est assez banale et ne
correspond nullement à ce que veut faire Bergson. S'il ne
s'agissait que de cela, Bergson ne donnerait pas une base originale
à la question de la fondation des normes et des valeurs.
Pour Bergson, qui s'appuie, redisons-le, sur sa métaphysique
du temps, il s'agit avant tout d'opposer les rythmes sociaux (le
temps conventionnel et mesurable de l'horloge) aux durées internes,
singulières car toujours nouvelles, des individus. Il est facile
d'obtenir des synchronisations sociales (temps des obligations
professionnelles, du calendrier, des commémorations, etc.) mais il
est très difficile d'obtenir que les individus d'une société
vibrent à l'unisson du même temps profond. Les religions elles-mêmes,
qui prônent une communion des esprits, n'obtiennent en réalité,
sauf en de rares élans de mysticisme, qu'une communication réglée
selon le temps des horloges, en l'occurrence le temps sans surprise
des rituels religieux. Le temps social fonctionne partout comme un
principe d'univocité "à bon marché" susceptible de
garantir une communication minimale des esprits. Du reste, il ne
s'agit pas, pour Bergson, de se plaindre naïvement du primat du
temps de l'horloge. Le philosophe sait bien que ce temps mesurable
est la condition incontournable de l'action, de la prévision, bref
de notre adaptation au monde. Bergson ne revendique pas l'existence
d'une société où chacun, perdu de façon solipsiste dans ses pensées
et dans sa propre durée interne, ne réussirait jamais à rejoindre
les pensées et la durée d'Autrui, ne réussirait jamais à être,
s'il est permis de s'exprimer ainsi, sur la même longueur d'onde
que lui. Bergson sait bien qu'un tel risque n'est qu'une vue de
l'esprit car nous refusons de faire l'expérience trop pénible du
temps réel, de ce temps qui est pourtant notre intimité. Les
philosophes eux-mêmes préfèrent croire que ce temps n'existe pas,
qu'il est réductible à autre chose, par exemple à l'Eternité ou
à l'Instant qui est une autre forme de l'intemporel. Ou alors, nous
préférons croire que le temps mesuré par les scientifiques ou par
les chronomètres est le temps
véritable. De toute façon, le temps des horloges mesure bel et
bien, de façon symbolique mais évidente, notre vieillissement
et ce temps,
conventionnel mais symbolique, reste ainsi le temps du sens commun,
celui qui finalement s'impose envers et contre toutes les théories
philosophiques, y compris celle de Bergson.
C'est dans un tel
contexte théorique,
contexte toujours présent à
l'arrière-plan des Deux sources, que Bergson
réfléchit sur l'ordre social. Toute normativité élaborée,
par exemple celle des droits inviolables de l'homme (10), suppose
une temporalité élaborée. Or, il est très difficile de
consolider de tels montages ou superpositions mixant le temps social
et collectif de l'horloge (et du calendrier), le temps propre à
telle ou telle culture, le temps organique, notre temps intime et le
temps intime des autres. En fait, il faut bien reconnaître que les
hommes ne s'accordent facilement que grâce à des
synchronisations assez caricaturales, synchronisations qui sont, au
fond, des conventions d'ordre politique. Laisser croire le contraire
serait dangereux (11). Une
norme trop subtile, reposant sur une perception subtile de la
temporalité, n'a guère de chance de s'imposer. D'autant que le
temps du développement historique, sorte de temporalité objective
et supérieure, paraît obéir à ce que Bergson
appelle la "loi de double frénésie" (12),
loi d'après laquelle une société ou une culture est désynchronisée
par rapport à son propre devenir historique. Bergson donne
l'exemple de notre culture européenne actuellement soumise (depuis
le XVè ou le XVIè siècle) à une frénésie de confort, de bien-être
et de luxe, laquelle, fait suite, pense-t-il, à une époque d'ascétisme
(pendant tout le moyen âge) et
fera peut-être place, dans l'avenir, à une nouvelle ère de
simplicité.
Quoi qu'il en soit, force est de reconnaître que si nous ne
nous perdons pas dans un labyrinthe de temporalités enchevêtrées,
c'est bien parce que nous possédons une boussole, une sorte de
Norme des normes, une espèce de Convention des conventions, de
Règle des règles qui n'est autre que le temps de l'horloge, qui
est aussi le temps socio-politique du travail et du loisir. C'est
parce que nous reconnaissons encore les synchronismes sociaux comme
des synchronisations évidentes, parce que nous nous sentons encore
"obligés" par le temps de l'horloge, que la société ne
se délite pas et n'a pas à employer la force brutale ou à faire
appel à l'émotion mystique pour fonctionner. Il y
a, dans cette reconnaissance d'un temps commun (13),
un principe d'univocité susceptible d'accorder tous les hommes
de façon, certes superficielle, mais d'une façon qui est une
alternative à l'emploi de la force brutale. En deçà de ce temps
social, il y a le "clos" qui
est
asocial et anhistorique et renvoie à l'idée de Nature et de
fusion instinctive et grégaire (dont le modèle est la société
animale des fourmis).
Au-delà de ce temps social, il y a l'"ouvert" (ou
plutôt ce qui est en train de s'ouvrir) que privilégie Bergson et
qui correspond à l'expérience difficile et fugace, toujours
singulière (et difficile à se dire à soi-même et à communiquer
aux autres) du temps véritable. Il devient alors clair que
l'émergence de valeurs ou de normes nouvelles pose un double
problème : d'une part cette émergence reste exceptionnelle car le
temps de la créativité -qui est le temps de la coïncidence avec
le réel même en train de se déterminer-
est rare ; d'autre part,
l'accord des esprits sur de nouvelles valeurs ou normes ne
peut se faire, au niveau du temps réel (et non pas du temps
social), que de façon très limitée
(Bergson, rappelons-le, donne l'exemple du saint, du héros,
du mystique dont les actes résonnent en nous comme un appel). Ce
qui veut dire que toute norme ou toute valeur est nécessairement
trahie dès lors qu'elle est institutionnalisée. Mais c'est le prix
à payer pour sa préservation et sa transmission. Il ne faut donc
pas s'en étonner. Et il convient également de ne pas reprocher aux
autres de ne pas vibrer à l'unisson de valeurs ou de normes dont la
temporalité profonde leur échappe. Cela reviendrait à exiger une
communion des esprits impossible ou, pire, suspecte car grégaire ou
fanatique.
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