La Vache qui a allaité la génération de Kafka (Musil, Svevo, Proust, Borges,
Céline ...) ce n'est pas Freud mais Schopenhauer le grand, lui dont le
cadavre, le corps mort, riait, au témoignage de ceux qui le veillaient.
Hilarité, explosion de rire, au point que son dentier avait jailli de sa
bouche !
"Le corps entier n'est que la volonté objectivée c'est à
dire devenue perceptible." affirmait Schopenhauer dans Le Monde
comme Volonté et comme représentation. (PUF, 1966, page 142) Encore
faut-il qu'il soit un corps vivant humain, mais qu'en est-il de celui qui
a perdu son corps vivant humain et ... gagné en échange le corps d'un
insecte? Quelle inadéquation!
C'est la même hilarité comme explosion de rires qui secouait Kafka
lorsqu'il faisait la lecture de La métamorphose. Et, si vous en
doutez, essayez de lire à voix haute dans l'acte 1 de cette drôle de
fable le passage entre le Fondé de pouvoir et Gregor.
Disons d'abord que l'humour est libérateur car il s'élève au sublime et
qu'en lui, par lui s'affirme l'humanité, la "moralité
déguisée en savant", selon l'heureuse expression de Bergson: du
mécanique plaqué sur du vivant ne peut que provoquer l'explosion du rire.
Outre l'impossibilité d'ajuster le moi subjectif vivant et le moi
objectif pétrifié par les interprétations de l'entourage, outre la
figuration de l'incompréhension malgré les meilleures intentions de
Gregor, la scène provoque une cascade de rires par la distorsion des
interprétations du Fondé de pouvoir qui, si on y regarde bien, est le
seul à s'étonner dans cette maison car personne ne se frotte les yeux,
tout le monde admet la métamorphose, même la solide bonne que l'on va
engager et qui va faire son affaire de l'éducation de l'insecte.
Ne
pouvant communiquer par sa parole qui se met à couiner, le malheureux
Gregor ne peut plus faire connaître ses intentions et va être
progressivement accablé par les interprétations de l'entourage, comme si
ce que pense son entourage venait se coller à lui. Kafka n'a pas oublié
la formule bien frappée de Schopenhauer qui détermine toute
communication sur le mode du malentendu, autre source du comique: "Exister
pour un autre c'est être représenté, exister en soi c'est vouloir."
Schopenhauer, Ibidem, page 985.
Ce qui fait rire c'est l'enchaînement de réactions mécaniques (la
montre et ses ressorts), là où nous attendions l'expression
d'intentions, l'expression d'une volonté. Autant dire que Kafka multiplie
les réactions qui n'ont pas de sens comme réponses aux actions de Gregor
qui s'efforce de pousser dans une direction, selon des intentions humaines
généreuses, avec un corps qui n'a plus rien d'humain. Ce qui explose à
nos yeux, ce qui nous apparaît, parce que nous sommes très bien informés
par le narrateur omniscient, c'est l'absurde de la situation, de la
condition humaine, de l'homme qui veut vivre ensemble et qui ne
peut exister avec les autres que sur le mode du malentendu et de l'absurde.
Si celui qui lit à haute voix cette fable ne peut que la trouver drôle,
il ne mourra pas de rire. Mais, ne meurent que ceux qui ont renoncé à
résister à la mort (autre source, Bichat), "Quand nous n'avons
plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps
se ruent sur nous." Cette phrase de Proust ne s'applique-t-elle
pas parfaitement à la mort de Gregor, comme à la mort de sa grand mère.
(A la recherche du temps perdu, Pléiade, II, page 118).
Nous ne rions plus car cela pourrait bien nous arriver. Coupé de sa
famille, sommé de disparaître, blessé dans son corps par ... une pomme,
ayant perdu la volonté de vivre parce qu'il n'existe plus (exister c'est
être pour quelqu'un), Gregor meurt avec un dernier regard pour la
lumière: il quitte les rivages de lumière. Il meurt de ne pas avoir
accepté sa solitude, de ne pas avoir accepté la condition humaine:
"Nous ne pouvons sortir de notre peau."
Si notre
rapport au monde se fait au creuset de notre subjectivité corporelle,
en donnant à Gregor un corps d'insecte Kafka fait disparaître tous
les faux-semblants, toutes les illusions de relation et fait donc
apparaître dans une lumière crue, celle de la folie, la condition
humaine: chaque moi obsédé jusqu'à la névrose par autrui qui, au bout
de son désir, s'éloigne toujours du nombre de pas qu'on a fait pour le
rejoindre.
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