(III.L'impossible comme idéal régulateur, qui donne un sens à notre vie.
Et qu'il n'est pas donc absurde de désirer.)
(III.A. L'impossible comme ce qui donne du sens)
Il est impossible de qualifier d'absurde ce qui donne un sens à nos
vies humaines. Certes, désirer être éternel pouvait sembler absurde du
point de vue d'une simple rationalité « calculatrice », mais c'est
pourtant un tel désir qui donne un sens, une direction autant qu'une
signification, aux vies humaines dans bon nombre de cas. Ainsi, par
exemple, le désir d'enfant, l'amour porté aux enfants de ses enfants,
mais aussi l'énergie créatrice de l'artiste, la passion que certains
mettent au travail, ont peut-être comme moteur le désir d'éternité. On
voit donc qu'un désir peut renvoyer en même temps à différents objets,
d'autant plus d'ailleurs que l'on considère qu'il plonge ses racines
dans l'inconscient du sujet, qu'il a donc du sens même si son objet
est impossible à atteindre.
Mais pour mieux comprendre combien l'impossible peut agir comme un
idéal régulateur, situons nous maintenant sur un plan politique. Est-il
réaliste de désirer la paix perpétuelle entre les nations ? On le voit
ici : ce n'est pas parce que c'est irréaliste que c'est absurde. Cet
objectif impossible à atteindre peut réguler notre effort pour
améliorer l'état des relations internationales. Il peut donner un
cadre, une orientation générale à notre action, et même à notre étude
du réel historique. C'est la thèse que développe Kant dans « Projet de
paix perpétuelle » ou dans l' « Idée d'une histoire universelle au
point de vue cosmopolitique ». Croire en cet idéal d'une paix
perpétuelle, avoir en soi cette idée d'un progrès historique possible,
permet non seulement de relire l'histoire passée en étant capables d'y
repérer les signes concrets d'un tel progrès, mais aussi de nourrir
l'espoir chez ceux qui veulent s'employer, concrètement, à le faire
advenir. Il n'est donc pas absurde de désirer l'idéal – impossible à
atteindre puisqu'il s'agit d'un idéal. C'est même la condition de
l'amélioration concrète du réel. Animé par un tel idéal, Kant a
d'ailleurs eu le premier l'idée d'une Société des Nations, dont se sont
directement inspirés les créateurs de la SDN en 1919.
Texte // Kant, la SDN et l'idéal régulateur « Alors tous (les Etats),
même les plus petits, pourraient attendre leur sécurité et leurs droits
non de leur propre force (…), mais seulement de cette grande société
des nations, de la réunion de leurs puissances et d'un jugement d'après
les lois issues de la réunion de leurs volontés. Si enthousiaste que
puisse paraître cette idée, et quoiqu'elle ait porté à rire chez un
abbé de Saint-Pierre et un Rousseau, (peut-être parce qu'ils en
croyaient la réalisation trop proche), c'est pourtant l'issue
inévitable de la détresse où les hommes se plongent mutuellement ; il
faut qu'elle contraigne les États, quelque difficulté qu'ils aient à
l'admettre, à une résolution rigoureusement semblable à celle que
l'homme sauvage avait été contraint de prendre d'aussi mauvais gré :
renoncer à sa liberté brutale, et chercher le calme et la sécurité dans
une constitution réglée par la loi. », Emmanuel Kant, « Idée d'une
histoire universelle au point de vue cosmopolitique », 7ème
proposition, trad. J.-M. Muglioni, Bordas, pp. 18-20.
La paix perpétuelle est probablement impossible à atteindre, mais
c'est bien de la désirer, d'avoir en soi cet idéal régulateur, qui a
permis à la SDN, et par suite à l'ONU et au droit international,
d'exister concrètement. Le fonctionnement de l'ONU et des différentes
organisations internationales n'est assurément pas optimal, mais nous
pouvons toutefois affirmer que l'existence de telles organisations
« va dans le bon sens », et que ce sens est fixé par l'horizon de la
paix entre les nations.
Texte // « La raison humaine ne contient pas seulement des idées, mais
des idéaux (…), qui ont (comme principes régulateurs) une vertu
pratique, et servent de fondement à la possibilité de la perfection de
certaines actions (…). Bien qu'on ne puisse attribuer à ces idéaux une
réalité objective (une existence), on ne doit pas pour autant les
regarder comme de pures chimères », Emmanuel Kant, « Critique de la
raison pure » (1781), La Pléiade, T1, p.1193
Toutefois, la ligne qui sépare l'idéal régulateur de l'idéologie
dévastatrice reste difficile à trouver. Ainsi le communisme fut il
d'abord un idéal avant de devenir sous Staline une idéologie aux
conséquences dramatiques. Il faut bien l'avouer : c'est souvent
rétroactivement que la différence apparaît clairement, lorsque l'on
évalue en nombre de vies humaines le coût de l'idéologie, ou lorsque
l'on mesure en progrès effectifs les effets régulateurs de l'idéal. Les
deux tombent sous l'appellation « d'impossible », mais ce sont deux
rapports différents au réel qui se jouent : l'idéologie risque de nier
le réel, l'idéal aspire à le réguler.
(III.B. Viser l'impossible pour atteindre le possible)
Au regard d'une telle régulation, nous pouvons même ajouter que viser
l'impossible peut être nécessaire pour atteindre simplement le
possible. Ainsi les révolutionnaires français ont-il visé l'impossible
(le bonheur du peuple par la politique) pour atteindre finalement le
possible : un progrès des droits et de la liberté concrète. C'est
l'idée que développe Max Weber dans « Le Savant et le Politique »
(10/18, p.185) en écrivant que « l'on n'aurait jamais pu atteindre le
possible si dans le monde on ne s'était pas toujours et sans cesse
attaqués à l'impossible », comme si de s'attaquer à l'impossible, de le
désirer, ouvrait une brèche dans le réel, le rendait plus lisible et
plus malléable, nous offrant alors la possibilité d'y agir. La
condition est bien sûr toujours la même : savoir faire un usage
régulateur et non dogmatique de l'idéal.
Une telle réponse nous oblige donc à dépasser le point de vue d'une
rationalité restreinte, au sein de laquelle on jugerait vain de
s'assigner des fins inatteignables. La vie même des hommes et leur
réalité historique obéissent à une logique d'un autre ordre : nous
atteignons souvent nos buts en visant autre chose que nos buts. Ce
n'est pas simplement parce qu'ils nous permettent de nous développer
comme humain que nos désirs d'impossible ne sont pas absurdes, mais
parce qu'ils nous guident dans la réforme du réel. Peut-être faut-il
vouloir, ou avoir voulu, être révolutionnaire, pour être un bon
réformiste. Peut-être que vouloir être simplement réformiste nous rend
incapable de réformer le réel.
(III.C. Une pédagogie du désir redéfinie : apprendre à désirer l'impossible)
Il en résulte que si nous avons quelque chose à apprendre, s'il doit
y avoir une pédagogie du désir, elle doit viser davantage à nous
apprendre à désirer l'impossible et non, comme nous y enjoignaient les
Anciens, à cesser de le désirer. Parce que nous, Modernes, voulons
changer le monde là où les Anciens ne voulaient que l'accepter. Cette
pédagogie du désir nous apprendrait, non pas à fuir la possibilité de
la désillusion en abdiquant tout idéalisme, mais au contraire à savoir
la supporter, à savoir quand même continuer à vouloir améliorer le
réel même lorsqu'il se refuse à se conformer à l'idéal. C'est
d'ailleurs ce talent là que Max Weber appelait « la vocation de la
politique ».
Texte // « Celui qui est convaincu qu'il ne s'effondrera pas si le
monde, jugé de son point de vue, est trop stupide ou trop mesquin pour
mériter ce qu'il prétend lui offrir, et qui reste néanmoins capable de
dire « quand même !», celui-là seul a la « vocation » de la
politique », Max Weber, « Le Savant et le Politique », 10/18, p.185 –
ce sont les derniers mots de la dernière page.
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