(I.Il est absurde de désirer l'impossible)
(IA. C'est absurde...)
Si nous pensons que le désir vise à être satisfait, et même que c'est
d'envisager cette satisfaction qui remplit de vie l'homme désirant,
alors il est absurde de désirer l'impossible : c'est en effet
l'assurance de l'insatisfaction, de la frustration, de la déception et
de la souffrance. L'absurdité renvoie ici à l'irrationalité d'un
comportement qui, par définition, ne peut pas atteindre ce qu'il vise.
Dans des termes utilitaristes, on peut dire qu'un tel comportement est
insensé, que c'est un calcul absurde, puisque je ne peux rien espérer
en échange de mon désir. Ainsi cet homme désirant vivre un amour avec
une femme, en aimant un autre d'une part, et à qui d'autre part il ne
plait pas du tout, se comporte-t-il d'une manière absurde : son désir
vise un objet inatteignable. Il risque de s'épuiser, tout en ratant
d'autres occasions de vivre un amour possible, de passer à côté de sa
vie simplement parce qu'il n'est pas capable de réorienter son désir
vers des objets possibles. La dimension insensée d'un tel comportement
peut aussi relever d'une forme de masochisme, puisque la satisfaction
du désir est ici interdite. Si donc nous pensons que satisfaire ses
désirs est un des buts de l'existence, alors il est absurde de désirer
l'impossible.
(IB. et même dangereux)
Plus encore qu'absurde, une telle attitude peut être dangereuse.
Sur un plan individuel, l'homme attaché à l'objet de son impossible
amour risque, à force d'insatisfaction, de sombrer dans la folie, la
violence contre les autres (le meurtre) ou contre lui-même (le suicide),
à l'instar de Gérard de Nerval mettant fin à ses jours pour fuir les
refus de Jeny Colon.
Sur un plan politique, c'est souvent lorsque les régimes politiques ont
visé l'impossible (l'égalité parfaite pour les Staliniens, la fondation
d'une humanité nouvelle pour les Khmers Rouges de Pol Pot au Cambodge…)
qu'ils ont été les plus totalitaires, les plus meurtriers. L'impossible
prend ici le visage d'une utopie dévastatrice, ou d'une idéologie
portant en elle les pires excès. Le danger réside précisément dans une
déconnexion avec le réel, puisque l'impossible se situe par définition
hors du champ du réel. Or, les pires crimes sont possibles dès lors que
l'on perd de vue le réel. C'est parce que les Khmers Rouges, dans leur
désir fou de réinventer l'humain, étaient complètement irréalistes,
qu'ils en sont venus à tuer des milliers d'hommes comme une prétendue
condition à la réalisation de leur désir. C'est aussi parce que Staline
désirait l'impossible qu'il en est venu à éliminer ou à déporter au
Goulag ceux qui s'opposaient à son projet fou. Althusser définissait
l'idéologie comme une << allusion-illusion >> au réel : << allusion >> car
le rapport au réel n'est que très vague, << illusion >> car dans l'homme
pris dans l'idéologie est incapable de se rectifier – il désire trop y
croire. Le danger est clair : cette déconnexion avec le réel porte le
risque d'une déconnexion avec le réel humain dans son sens le plus
simple, avec le prix de la souffrance et de la vie humaines.
Texte // << Une idéologie est précisément ce que son nom indique :
elle est la logique d'une idée... L'émancipation de la pensée à
l'égard de l'expérience. >> Hannah Arendt, Le Système totalitaire
Texte // << L'idéologie est une allusion-illusion au réel >>, Louis
Althusser
D'ailleurs, c'est peut-être aussi la souffrance impliquée par le
caractère impossible du désir qui rend violent, comme si les hommes, au
fond, ne supportaient pas cette absurdité : désirer l'impossible. Et
c'est peut-être pourquoi eux aussi en viennent parfois à se suicider
pour fuir définitivement ce réel, cette vie où c'est bien en effet de
continuer à désirer l'impossible qui s'avère impossible.
(IC. La pédagogie du désir. Les sagesses antiques pour apprendre à ne
plus désirer l'impossible)
On comprend mieux alors, en pensant à la souffrance voire à la folie de
l'homme désirant l'impossible, le projet commun à l'épicurisme et au
stoïcisme : apprendre aux hommes, à travers une pédagogie du désir, à
ne plus désirer ce qui fait leur malheur – à ne plus désirer
l'impossible.
Texte // << Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d'océans agités...
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n'existe en ces immensités.
En cherchant l'Å“il de Dieu, je n'ai vu qu'une orbite
Vaste, noire et sans fond; d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours >>, Gerard de Nerval, Le Christ
aux olivers
Ainsi Epicure nous propose-t-il de réorienter notre désir vers ce qui
est naturel et nécessaire, vers des objets du désir qu'il est possible
de satisfaire dans le cadre que la nature a prévu. D'où sa distinction
entre les désirs naturels et nécessaires (boire, manger…) et les autres
(pouvoir, honneurs, éternité…), desquels je dois apprendre à me
détourner car ils ne me promettent que souffrance. Ne plus désirer
l'impossible est alors la condition d'un bonheur se confondant avec la
sagesse, défini comme ataraxie, soit l'absence de troubles physiques et
psychiques – et notamment l'absence de cette souffrance guettant celui
qui désire l'impossible.
Texte // Renoncer à l'impossible : vivre comme un dieu parmi les hommes
<< Il est également à considérer que certains d'entre les désirs sont
naturels, d'autres vains, et que si certains des désirs naturels sont
nécessaires, d'autres ne sont seulement que naturels. Parmi les désirs
nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d'autres à la
tranquillité durable du corps, d'autres à la vie même. Or, une
réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et tout
rejet à la santé du corps et à la sérénité de l'âme, puisque tel est le
but de la vie bienheureuse. C'est sous son influence que nous faisons
toute chose, dans la perspective d'éviter la souffrance et l'angoisse.
Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire,
toute tempête de l'âme se dissipe, le vivant n'ayant plus à courir
comme après l'objet d'un manque, ni à rechercher cet autre par quoi le
bien, de l'âme et du corps serait comblé. >> Epicure, Lettre à Ménécée,
à la si jolie conclusion : << A ces questions, et à toutes celles qui
s'y rattachent, réfléchis jour et nuit pour toi-même et pour qui est
semblable à toi, et jamais tu ne seras troublé ni dans la veille ni
dans tes rêves, mais tu vivras comme un dieu parmi les humains. Car il
n'a rien de commun avec un animal mortel, l'homme vivant parmi des
biens immortels."
On retrouve la nécessité d'une telle pédagogie du désir dans une autre
école de l'Antiquité : le stoïcisme. Ici, il faut apprendre à désirer
les objets dont la satisfaction dépend de moi, dont je suis donc sûr
qu'il est possible de les satisfaire. Pour les stoïciens, mon bonheur
dépend de ma capacité à cesser de m'acharner pour essayer d'obtenir
<< ce qui ne dépend pas de moi >>. Grâce au pouvoir de ma raison et de ma
volonté, je peux donc apprendre à ne plus désirer l'impossible qui ne
dépend pas de moi, fait souffrir, et à désirer le possible qui peut me
rendre sage, me procurer - ici aussi - l'ataraxie. Il est donc en effet
absurde, pour des stoïciens comme Marc Aurèle ou Epictete, de désirer
l'impossible : ce serait s'assurer une vie de souffrance ; s'interdire
le bonheur. Et si nous avons des désirs impossibles à satisfaire, alors
mieux vaut << changer ses désirs que l'ordre du monde >>, comme l'écrira
Descartes avec des accents nettement stoïciens. En effet, on trouve
chez les stoïciens l'idée que l'ordre du monde obéit à un Destin et
qu'il est vain d'essayer de le changer pour le conformer à ses désirs
les plus fous. Reste alors à désirer ce monde tel qu'il est, le seul
monde possible et même nécessaire, le seul qui soit : reste à accepter
l'ordre du monde. Et ce n'est qu'une question de volonté.
Texte // << Puisque l'homme libre est celui à qui tout arrive comme il le
désire, me dit un fou, je veux aussi que tout m'arrive comme il me plaît.
-- Eh ! mon ami, la folie et la liberté ne se trouvent jamais ensemble. La
liberté est une chose non seulement très belle, mais très raisonnable, et
il n'y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable que de former des
désirs téméraires et de vouloir que les choses arrivent comme nous les
avons pensées. Non, mon ami : la liberté consiste à vouloir que les
choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. >>
Epictète, Entretiens, livre I, XXXV, Traduction André Dacier
Texte // << Ce qui dépend de toi, c'est d'accepter ou non ce qui ne dépend
pas de toi >>, Marc Aurèle
(Transition)
On peut toutefois se demander ce qu'il reste du désir humain et de sa
beauté si nous suivons les préceptes des épicuriens ou des stoïciens.
Ne risque-t-on pas, devenu vraiment épicurien et ne désirant plus que
ce qui est naturel et nécessaire (comme de l'eau lorsqu'on a soif), de
réduire le désir au simple besoin ?
Ne risque-t-on pas, en stoïcien accompli capable de toujours changer
ses désirs plutôt que l'ordre du monde, d'accepter ce qui est par un
effort de volonté, de ne plus désirer du tout, si
par désir on entend
ce mouvement qui nous porte vers ce qu'on n'a pas ou vers ce qui n'est
pas ?
Autrement dit, avons-nous vraiment envie de devenir des sages, des
hommes qui, à force de savoir ne plus désirer l'impossible, semblent ne
plus désirer du tout ?
Enfin, l'épicurisme et le stoïcisme nous séduisaient par leur combat
commun contre la souffrance humaine, jugée absurde dès lors qu'elle
peut être évitée en suivant des préceptes rationnels et raisonnables.
Mais la souffrance doit elle être à ce point évitée ? Est-elle si
absurde que cela ? Et si elle nous en apprenait sur nous-mêmes plus que
le bonheur ? Pensons de nouveau à cet homme qui souffre parce qu'il lui
est impossible de vivre un amour : peut-on vraiment dénier tout sens à
son désir subsistant, persévérant ?
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