(II.Soupçon. Est-ce si absurde ?)
(II.A Et si l'impossible devenait possible ?)
Pour que << désirer l'impossible >> apparaisse vraiment comme absurde, il
faudrait, d'une part, que toute souffrance soit nécessairement absurde,
d'autre part, que << l'impossible >> renvoie à quelque chose d'objectif.
Or, rien n'est moins sûr. Cette femme insensible au charme de cet homme
ne peut elle pas changer ? Voler était pour les grecs absolument
impossible en même temps que l'objet des désirs les plus fous, tel
celui d'Ycare. C'est aujourd'hui possible : il suffit de prendre
l'avion, ou d'effectuer un vol en chute libre vêtu d'une de ses
combinaisons spéciales, qui font des ailes aux hommes lorsqu'ils
ouvrent leurs bras. Le progrès technique a été aussi important pendant
les cinquante dernières années que pendant tout le reste de l'humanité
passée. Comment alors ne pas douter de l'objectivité de
<< l'impossible >> ? Un des désirs humains les plus extrêmes, le désir
d'immortalité, apparaît aujourd'hui bien moins délirant qu'hier :
n'envisage-t-on pas déjà de congeler les corps (cryogénisation) et de
télécharger le contenu de la conscience sur des supports
informatiques ? Il n'est donc pas absurde de désirer l'impossible :
parce qu'il n'est pas absurde que l'impossible devienne possible.
(II.B. Et si désirer l'impossible nous permettait de << nous
développer >> ?)
Mais si un tel désir n'est pas absurde, c'est peut-être aussi parce que
je me développe en tant qu'humain lorsque je désire, même lorsqu'il est
impossible de satisfaire mon désir. Il est fort probable que désirer
voler, à l'époque où cela était impossible, ait été un moteur important
de développement des facultés humaines, de la raison aussi bien que de
l'imagination. Si le mythe d'Ycare symbolise le danger des désirs
impossibles à satisfaire, on peut lui opposer la figure de Léonard de
Vinci. Probablement le désir de voler a-t-il été décisif dans le
développement du savant mais aussi du dessinateur et de l'artiste
multipliant les croquis d'hypothétiques appareils volants. Il faut bien
comprendre que le désir n'appartient pas seulement à la sphère du
corps, qu'il faudrait opposer à celle de la raison. Lorsque Swann, dans
la << A la recherche du temps perdu >> de Proust, désire l'amour
d'Odette, il développe sa sensibilité (en étant de plus en plus
sensible à des détails infimes), son intelligence stratégique (en
concevant différents plans pour la séduire), son imagination...et ce
alors même qu'il ne peut jouir de l'objet de son désir. << Le charme de
l'auberge réside dans le chemin qui y mène >>, écrit le mathématicien
Lorca, suggérant par là même que c'est de désirer qui est << charmant >>,
riche, intéressant, plus que de satisfaire l'objet de son désir. C'est
peut-être d'ailleurs pourquoi notre désir, à peine satisfait, se fixe
assez vite sur un nouvel objet. << La lutte elle-même vers les sommets
suffit à remplir un coeur d'homme >>, écrit Camus dans << Le mythe de
Sisyphe >>, cet homme condamné par les dieux à accomplir l'impossible
tâche d'arrimer un rocher en haut d'une montagne qui ne s'y prête pas.
Camus signifie par cette phrase que ce qui remplit un coeur d'homme est
la quête plus que la possession : de désirer plus que de satisfaire son
désir, car le désir s'accompagne d'attente, d'espérance, de projection,
d'imagination...de toute une vie probablement plus riche que celle qui
nous habite lorsque nous pouvons satisfaire notre désir. D'ailleurs,
l'ennui qui surgit assez vite après la satisfaction le dit à sa façon.
(II.C Et si c'était la véritable nature du désir que de viser
l'impossible ?)
Enfin, lorsque
nous observons la manière dont notre désir à peine
satisfait renait toujours en visant un nouvel objet, nous pouvons
nous
demander si notre désir ne vise pas toujours quelque chose qui est
au-delà de l'objet désiré. Ainsi Platon expliquait-il que si notre
désir n'est jamais entièrement satisfait, c'est parce qu'il vise en
fait l'éternité : parce que tout désir (désir sexuel, désir de briller
en société, désir de savoir...) est en son fond un désir d'éternité.
L'éternité serait donc le seul objet capable de combler notre attente
et c'est pourquoi, n'étant pas éternels, nous ne pouvons trouver la
satisfaction.
Texte // << T'imagines-tu (...) qu'Achille aurait suivi Patrocle dans la
mort, que votre Codros serait allé au devant de la mort pour conserver
la royauté à ses enfants, si tous ils ne s'étaient imaginés laisser de
leur excellence un souvenir immortel, celui que nous conservons encore
d'eux ? Tant s'en faut, poursuivit-elle. C'est plutôt, j'imagine, pour
que leur excellence reste immortelle et pour obtenir une telle renommée
glorieuse que les êtres humains dans leur ensemble font tout ce qu'ils
font (...) Car c'est l'immortalité qu'ils aiment >>, Platon, Le Banquet,
208 c1e1 (traduction Luc Brisson)
Hegel développera un raisonnement analogue en montrant que tout désir
est en son fond un désir de reconnaissance : lorsque nous désirons tel
objet, tel mode de vie... nous désirons en fait que notre valeur soit
reconnue par les autres. Or, nous n'aurons selon Hegel jamais assez de
reconnaissance car nous savons que nous sommes mortels et souffrons
d'une blessure non cicatrisable. Ne peut-on alors dire que c'est
l'essence même du désir de viser l'impossible ? L'éternité, la
reconnaissance totale et définitive de sa valeur, mais aussi la toute
puissance, la perfection, le bonheur parfait... Tous nos désirs ne
visent-ils pas, en secret, un tel impossible ? N'est-ce pas d'ailleurs
ce qui en fait la force ? Que reste-t-il du désir humain s'il n'est
plus désir de l'impossible ?
C'est peut-être bien ce qui distingue le désir du besoin. La plupart du
temps, lorsque nous respectons les conditions de vie normale de la
nature humaine, les besoins sont possibles à satisfaire. Si le désir
n'est pas le besoin, c'est peut-être justement qu'il vise l'impossible.
Il n'est donc pas absurde de désirer l'impossible : c'est le sens même,
certes souvent caché, du désir.
Mais plus encore, si nous pensons que tous nos désirs visent en fait
plus ou moins secrètement des absolus, des << impossibles >> comme
l'éternité, la perfection, la reconnaissance, le bonheur...alors ils ne
sont pas absurdes, insensés, mais pour une autre raison : ils donnent
un sens à notre vie.
(Transition)
C'est pourquoi il nous faut maintenant distinguer, au sein de ces
désirs visant l'impossible, ceux qui ont ce pouvoir, même lorsqu'ils
sont non
satisfaits, de réguler positivement notre vie, de ceux qui,
trop déconnectés du réel, n'ont pas ce pouvoir positif. Autrement dit,
il faut distinguer l'impossible comme idéal régulateur de l'impossible
comme utopie dangereuse.
Vers la page
suivante
|