Or, que
signifie l’existence de l’instant ? Ex-sistere,
c’est jaillir hors de soi et c’est en effet en tant
qu’il se ressaisit en permanence dans son propre
jaillissement que l’instant existe. C’est par conséquent
de cette permanence du jaillir hors de soi de l’instant
qu’il nous faut partir. Mais comment interroger cette
permanence sans succomber à nouveau aux rets de
l’abstraction ? Quelle est cette permanence ?
Peut-on poser la question de sa substance ? La
substance est ce qui se tient dessous. Devons-nous alors
nous demander ce qui soutient le présent ? Mais cette
formulation semble inexacte. Le caractère de la substance
est de subsister, or le présent ne subsiste pas, il est à
l’image de ce vers de Mallarmé : « Calme
bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ». Aussi plutôt
que nous demander qu’est-ce qui soutient le présent, lui
qui n’en finit pas de s’évanouir, vaudrait-il mieux
renverser la question et nous interroger afin de savoir si
le présent n’est pas plutôt la substance des choses qui
sont. Dès lors notre question devient : qu’est-ce
que soutient le présent ? Et comment le soutient-il ?
Nous voici
par conséquent conduit à interroger le statut ontologique
du présent. Notre question est donc celle-ci : le présent
est-il ce par quoi les choses sont ? Ou n’est-il
lui-même que par les choses qui sont ? Mais en ce cas
comment les choses sont-elles ?
Les choses
durent, c’est un fait. Sinon pourrions-nous en
parler ? Le présent, pour être compris doit donc être
réinstallé dans la durée. Aussi semble-t-il que la
continuité du passé, du présent et du futur soit ce qui
fonde objectivement le temps et par-là même l’existence
des choses qui sont dans le temps. Il est donc possible de
tenir deux points de vue sur le présent : ou bien on
le saisit dans sa pure actualité, mais nous avons déjà vu
à quelles apories une telle considération nous conduisait ;
ou bien, nous considérons le présent comme un simple
passage et nous introduisons dès lors la perspective de la
temporalité. De ce point de vue, la continuité du passé,
du présent et du futur acquière une existence objective
dans l’histoire matérielle de l’univers. C’est la
matière qui soutient le temps. Et sa transformation perpétuelle
fait du présent l’état actuel mais indéfiniment mobile
de l’univers. Mais quelle est l’actualité de
l’univers ? En soi, il est un fait contemporain à
lui-même et par là-même achevé, wirklicht, comme le dit
la langue allemande. Représentons-nous son être comme le
fit Spinoza et distinguons la substance de ses modes. De
notre point de vue, l’étant universel est sans cesse en
mouvement et inachevé, mais du point de vue de son Idée
universelle, l’univers, Dieu même, est achevé en sa
perfection. C’est pourquoi saint Augustin peut soutenir à
la fois l’éternité de Dieu et la création du temps. On
ne peut se demander ce que faisait Dieu avant la création.
Car en l’absence d’un mouvement des choses, l’on ne
peut concevoir de temps, suivant la définition aristotélicienne
du temps comme intervalle nombré. Aussi l’essence des
choses implique l’absence de mouvement et donc l’absence
de temps. Ainsi n’y a-t-il de temps que pour la créature.
Si nous nous replaçons maintenant dans la perspective
immanente de l’univers-Dieu, comme chez Spinoza, l’on
conçoit que du point de vue de l’univers en lui-même la
durée n’existe pas et donc que la nature soit éternellement
présente à elle-même. C’est donc le regard particulier
et fini de la créature qui introduit le temps et la durée
dans le monde. Il n’existe par conséquent de durée que
simplement subjective.
Ainsi donc
le temps et le maintien des choses dans le temps sont le résultat
d’une activité de construction subjective. Or, le temps
suppose une mémoire qui unisse les différents moments de
sa durée. C’est ce que Husserl, dans les Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps, décrit
comme rétention originaire. Pour qu’un phénomène puisse
m’être donné et être ainsi perçu, il est nécessaire
que j’unisse les différents moments de son apparition en
une conscience qui en constitue, par la retenue et la synthèse
des moments écoulés, l’unité pour moi. Or, l’univers
n’existe pour nous qu’en fonction de son étalement
temporel. Par conséquent, la mémoire en tant qu’activité
de synthèse originaire, est la condition de l’espace et
donc de l’univers. Le phénomène temporel est ainsi le résultat
d’une activité de construction. C’est là la découverte
fondamentale de Kant qui relativise l’affirmation
newtonienne d’un espace et d’un temps absolu en montrant
qu’il n’y a de phénomène dans le temps que parce que
le temps est une condition a priori de possibilité pour la
saisie de ce phénomène. Aussi, le temps étant activité
du sujet, la saisie du présent n’est que la considération
rétroactive du sujet sur l’acte constitué et son
abstraction des moments qui le précèdent et le suivent.
Mais un problème naît de cette solution même. En effet,
le temps semble, dès lors, n’avoir plus qu’une
existence idéale. On pourrait, comme Hobbes le propose dans
son De Homine, supposer à la rigueur l’annihilation du
monde, mes représentations continueraient à s’étager,
et dans leur succession même engendreraient le flux
temporel. Mais en ce cas, posons-nous la question de savoir
comment le sujet même de cette représentation existe. Soit
tout n’est que représentation, mais l’activité du
sujet, qui doit bien exister en un temps quelconque, l’est
aussi et nous nous trouvons renvoyer à une régression ad
infinitum. Ou bien alors, le temps de l’action créatrice
de la représentation est lui-même un instant créateur qui
fonde tout le reste. En ce cas, les stoïciens ont eu raison
de dire que seule le présent existe et qu’il est corporel
en tant qu’il agit, lors que passé et futur sont des
incorporels qui ne font que subsister. |