Dans le
Discours préliminaire de l’Encyclopédie, D’Alembert a
une remarque particulièrement féconde. Il nous dit que,
pour celui qui saurait embrasser l’Univers d’un seul
regard, ce dernier apparaîtrait comme un unique fait. Cette
idée a ceci d’intéressant qu’elle conduit à concevoir
la pluralité et la distinction des êtres et des choses
comme le résultat de notre inscription finie. En effet,
comment ne pas voir que l’espace, et par conséquent le
temps, n’apparaissent comme étendus qu’à la condition
de ne pouvoir justement embrasser d’un seul regard une
totalité qui, toujours, déborde les points de vue que
l’on peut tenir sur elle, ou plutôt en elle ? Dans
cette perspective, ne pourrait-on concevoir le temps du
point de vue du tout comme un unique instant, celui de la
contemporanéité de l’existant à lui-même, sub specie
aeternatis ? Aussi convient-il de se demander si le
temps ne se réduit finalement pas à un événement unique,
celui de la présence à soi dont notre propre présent
n’est que le décalque mal positionné, la tentative
jamais achevée d’en réunir les parties que notre regard
sépare. Quelle prodigieuse distance alors de ce présent
unique à notre présent morcelé et insaisissable! Mais
comment dès lors concevoir le rapport de ces deux présents,
dont l’un n’est que le fantôme évanescent de l’autre ?
Quel est le rapport du présent à la présence ?
Or, c’est
néanmoins dans cette distance même, comblée par un passé
qui n’est plus et un avenir qui n’est pas encore, que se
loge pour nous la présence du monde. C’est là que nous
est offert le présent inestimable que constitue
l’ouverture à l’être. Mais quand il s’agit de nommer
ce présent véritable, quelles difficultés sont les nôtres
pour ressaisir dans la durée ce qui s’offre dans
l’actualité pure. C’est pourtant le problème de
l’essence du présent qu’il nous faut percer pour
parvenir à la reconnaissance de l’être même. Mais
comment dire ce qui, pour nous, n’est qu’en cessant d’être ?
Comment définir ce qui n’est que passant et qui dans son
actualité même nous apparaît comme la fuite perpétuelle
d’un horizon inatteignable ?
Aussi, nous mettant en route sur le chemin d’une définition
du présent, ne devons-nous pas reconnaître l’injonction
qui nous interdit de pénétrer une telle enceinte ? La
recherche d’une définition du présent ne nous mène-t-elle
pas à l’aporie ?
Commençons,
en effet, par admettre la difficulté de dire ce qu’est le
présent. Allons même plus loin et osons reconnaître
qu’il n’est pas possible de dire le présent sans par là
même l’anéantir. Tenons ce simple constat : dire ce
qu’est le présent suppose un étalement dans le temps et
implique par conséquent la durée de son énonciation. Or
la durée est l’étalement temporel par lequel le présent
glisse au passé et appelle le futur. Pouvoir dire ce
qu’est le présent va donc supposer une abstraction. En
tant que pur événement, en tant qu’actualité pure, le
présent se confond avec l’instant. L’instant, in-stans,
est ce qui se tient dans, dans le maintenant. Le main-tenant
est saisie dans la main, mais comme la main qui recueille le
sable le laisse sans cesse échapper, ainsi l’instant fuit
le présent de notre sensation. N’est-ce pas dès lors de
par la récollection de tous les instants en un instant
unique, mais parfaitement abstrait et par là-même absent,
que nous vient la possibilité de le percevoir ?
C’est cette déception de la conscience sensible que Hegel
montre, dans le Premier chapitre de la Phénoménologie de
l’Esprit, conduire de la sensation d’un maintenant-là
à la conception du maintenant universel comme unité réflexive.
Or, de ce
point de vue, il apparaît clairement que le présent
n’est susceptible que d’une définition dialectique. Le
présent, en effet, est une notion contradictoire, qui
n’existe qu’en tant qu’elle se nie. Aussi, s’il est
possible de parler d’un présent, ce dernier n’est point
celui dont nous faisons l’expérience immédiate, mais le
résultat d’une abstraction géométrique. Comment
concevons-nous réflexivement le temps sinon comme une ligne
que l’on tire ? Sur cette ligne le présent véritable
est le point où toujours l’on passe. Mais si nous tentons
de nous y arrêter pour le concevoir, alors nous
l’immobilisons et ne demeurons face qu'à un point
inerte. Ou nous renonçons à saisir le sans-cesse fuyant,
ou nous nous satisfaisons d’un point mort. Ne pourrait-on
alors retenir les moments dans leur apparition sur la ligne ?
Mais alors l’instant apparaît comme décomposable à
l’infini. Nous voici finalement acculés au paradoxe de Zénon :
la flèche qui doit traverser tous les instants successifs
n’avancera pas puisque toujours un nouvel instant se présentera
qu’il lui faudra traverser, et ainsi à l’infini. Or
qu’a-t-on dès lors produit sinon une géométrisation de
la durée, comme Bergson aime à la critiquer. En concevant
ainsi le temps, on ne saisit pas l’instant mais sa représentation
dans l’espace. Il s’agit par là d’engendrer
l’instant à partir de son résultat, la durée. Or, comme
le rappelle les Stoïciens, et plus particulièrement
Marc-Aurèle, seul le présent est réellement, « le
passé et le futur n’existent absolument pas, mais
subsistent ». Seul l’instant existe. |