Il
convient, par conséquent, de distinguer deux présents.
L’un constituant et l’autre constitué. Le second est le
présent construit et abstrait. C’est un présent mathématique.
Le premier est celui de l’action de synthèse où s’élabore
le phénomène et est la condition de possibilité du présent
constitué. De ce premier présent, nous pouvons dire
qu’il ne peut être saisi car pour se le représenter, il
faut justement passer par la représentation dont il est le
fondement et qui ne permet donc que de concevoir le présent
mathématique. Ainsi ce présent constituant peut-il être
dit métaphysique car au-delà de la nature qui s’étend
dans le temps et qu’il concourre à fonder. Mais un
nouveau problème se pose à nous du fait de cette
distinction qui semble introduire un chôrismos
infranchissable au sein de l’être. En quelle mesure
devons-nous donc distinguer le présent qui est, au sens du
présent constituant, et l’être qui est présent, au sens
constitué ? Faut-il distinguer le présent et ce qui
est présent ? Et en ce cas, comment ce qui est présent
est-il s’il n’est pas ce qui est réellement, le présent ?
Il nous faut, par conséquent,
poser la question de la différence ontologique entre l’être
présent au sens nominal et l’être présent en son sens
verbal.
Aussi commençons par nous
poser la question de l’être de ce qui devient. Comment la
chose persiste-t-elle dans l’être ? Ne pouvons-nous
pas concevoir le rapport entre l’être, le présent véritable,
et ce qui devient comme un rapport de parfait à imparfait,
de ce qui est achevé en soi à ce qui n’est toujours
qu’en voie d’achèvement ? La question qui nous
occupe est en fait de savoir comment nous pouvons atteindre
à l’intuition, et par là même à la connaissance, de ce
présent véritable. Ainsi, ce qui est réellement est le présent
de l’être qui est mais, en tant que notre représentation
suppose une construction qui ne s’achève que par la
constitution du temps et que la synthèse temporelle est
elle-même indéfinie, ne nous faut-il pas quitter la représentation,
la nature naturée, pour atteindre la nature naturante ?
Est-ce qu’un saut hors du temps ne nous permettrait pas de
rejoindre l’être présent ? Cette conception ne nous
est pas étrangère, elle nous vient de Platon. Il définit
lui-même le temps dans le Timée, « l’image mobile
de l’éternité ». Ainsi les choses sont, non en
elles-mêmes, mais en tant qu’images fluctuantes de l’Etre.
Le mouvement et le devenir étant inhérent à notre
constitution sensible, ce n’est qu’en nous arrachant au
corps périssable que notre âme pourra atteindre à ce qui
toujours demeure dans l’immuable. Le mélethè thanatou,
l’exercice de mort, tel qu’on le découvre dans le Phédon,
doit nous initier à cette immortalité. Platon conçoit
donc une séparation ontologique entre l’Etre présent et
les choses qui deviennent. Or, là encore, ne sommes-nous
pas face à une abstraction qui nous conduit à construire
l’idée de l’être présent comme être immuable à
partir d’une négation de l’être même des choses qui
sont en tant qu’elles deviennent ? Ne glisse-t-on pas
tout simplement de la présence à la persistance ?
Ainsi
comprendre le présent, ce n’est pas faire abstraction du
devenir, mais, au contraire, saisir la manière dont le
devenir s’offre réellement. Le présent réel n’est dès
lors pas la persistance d’un étant qui demeure mais la présence
perpétuelle dans le pur jaillissement. Tâchons de nous
représenter la nature, non comme l’être objectivement
représenté, telle qu’elle se présente à l’époque
moderne, mais tentons de retrouver en elle son sens originel
de phusis, telle que les Grecs la nommaient. De ce point de
vue, la phusis est la chose qui croît en même temps que la
force qui préside à sa croissance. Or cette force elle-même
ne se montre jamais qu’à travers ce qui advient. Ce qui
advient est un étant qui s’annonce dans la présence
et y persiste parce qu’on le retient en prise dans le
regard. Il est phénomène, ce qui s’avance dans la lumière
où il devient visible. Quant à l’être de cet étant, il
est son jaillissement même dans la présence. Or, selon
Heidegger, qui reprend à Boèce cette distinction de l’être
et de l’étant, la métaphysique a consisté justement a
effacé la présence de l’être au seul profit du présent
de l’étant. |