I-
Comment poser la question de l’irreprésentable
Notre
interrogation de départ doit par conséquent concerner le
statut d’une telle question. Autrement dit, comment poser
la question de l’irreprésentable et par-là même
chercher à en acquérir un concept ? En effet, poser
la question de l’être de l’irreprésentable, c’est
tenter de s’en forger une représentation, or dès lors il
n’est plus représentable.
Néanmoins,
force est de reconnaître qu’une notion telle que
l’irreprésentable n’est pas pour nous un simple flatus
voci. Nous avons une idée de l’irreprésentable mais,
semble-t-il, sans en avoir de représentation. Il nous faut
par conséquent statuer sur la nature de cette idée de
l’irreprésentable. Demandons-nous avant toute chose
s’il s’agit d’une idée positive ou privative. Si elle
est privative, il s’agit d’adjoindre l’impossibilité
au concept de représentable, mais en ce cas nous en avons
une représentation puisque nous la concevons par la
construction de son concept. On ne sort pas, dès lors, de
l’ordre de la représentation. Mais si elle est positive,
comment pouvons-nous avoir une idée sans pouvoir nous la
représenter ? Peut-être conviendrait-il de suivre ici
Descartes et distinguer, comme le faisaient les
scolastiques, le contenu objectif de la représentation,
c’est à dire l’être de l’objet représenté, et le
contenu formel, entendu comme l’être de l’objet en tant
qu’il appartient à notre pensée. Du point de vue
objectif, l’irreprésentable ne peut être contenu dans la
représentation puisque sa définition est justement d’y
échapper. Reste dès lors à reconnaître que nous avons en
nous, en tant que mode de l’esprit, l’idée de néant.
Car qu’est-ce que l’irreprésentable sinon une représentation
qui n’est pas ? Tentons ici de suivre la démarche de
la IIIe Méditation Métaphysique sur une pente négative.
Descartes a montré que l’idée de Dieu, ou de l’être
suprême, était en nous éminemment, c’est à dire, que
n’étant pas parfait nous ne pourrions être cause de
l’idée de perfection et, par conséquent, la possession
de cette idée était causée en nous par Dieu même duquel
l’existence ne pouvait dès lors être niée. Maintenant
souvenons nous du §18 des Principes de la philosophie :
« il est manifeste qu’il est impossible que nous
ayons l’idée ou l’image de quoi que ce soit, s’il
n’y a en nous un original qui comprenne toutes les
perfections qui nous sont ainsi représentées ». Dès
lors, si nous avons en nous l’idée du non-représentable,
d’une représentation qui n’est pas, et donc du non-être,
il faut bien que cette idée soit en nous formellement, et
non éminemment puisque le non-être ne peut être cause.
Reste donc que l’idée de l’irreprésentable soit en
nous l’effet du néant de notre propre être et par conséquent
témoigne de notre finitude. Ainsi à l’idée d’irreprésentable
répond la contingence de l’homme. Si nous pouvons donc
avoir une idée de l’irreprésentable, c’est que notre
représentation n’est pas à même de couvrir l’entièreté
de l’être, c’est que nous ne connaissons jamais tout le
réel.
Aussi, si
l’idée peut dépasser la représentation, il convient
d’établir la nature de la représentation et son objet
pour déterminer quelle connaissance nous est permise et
peut-être entrevoir vers quelles limites fait-elle signe
pour ainsi mieux cerner, sur un mode négatif, l’irreprésentable.
Commençons par établir que la condition de la représentation
est la langage. Pour pouvoir me représenter quelque chose,
je dois acquérir le concept de sa possibilité gnoséologique,
quand bien même cette possibilité est imaginaire d’un
point de vue ontologique. Ainsi, un centaure est une représentation
possible en tant que le concept de centaure est formé de
celui d’homme et de cheval, bien que la possibilité que
je rencontre un centaure dans l’expérience soit nulle.
Cette possibilité m’est ainsi fournie par l’intuition.
Mais comment puis-je dire quelque chose de quelque chose ?
Comment se crée l’homologie de l’être au langage, de
l’intuition à la représentation ? Justement en ceci
que la possibilité de l’intuition et la possibilité de
la représentation sont une seule et même chose. Le divers
sensible pour m’apparaître en tant que phénomène, perçu
ou simplement imaginé, doit être lié en fonction d’un
concept qui en est la condition de synthèse. C’est
pourquoi Kant peut faire de la simple expression « penser,
c’est juger », le pivot de la déduction
transcendantale dans la Critique de la raison pure. Penser
c’est unir en une conscience le divers de l’intuition.
Juger, c’est l’acte même par lequel ce divers est ramené
à l’unité d’un concept. Ainsi je ne peux dire quelque
chose que si je me représente cette chose, mais je ne peux
me la représenter que si je peux la dire. La condition de
la représentation est le langage. Nous n’avons qu’un
rapport médiat à l’être. L’être en lui-même est
chose en soi. Seul le phénomène en tant qu’organisé
dans ma représentation peut m’être donné. Quant à la
représentation qui ne vise pas un phénomène comme donné
dans l’intuition, elle ne me fournit que la règle de
synthèse d’un objet en général, d’un objet
transcendantal indéterminé. De là nous pouvons distinguer
le réel et la réalité. Le réel pur correspond à la
chose en soi qui ne m’est pas donné dans l’intuition.
La réalité est ce réel en tant qu’il m’est connu, non
tel qu’il est en soi, mais en tant qu’unifié dans la
représentation. Ainsi le réel n’est représentable que
s’il se réalise en tant que représentation. Autrement je
puis m’en faire une idée mais absolument indéterminée,
sachant qu’il n’est pas ce que je me représente. La réalité,
qui m’est seule donnée, n’existe que par et dans la
représentation.
Par conséquent,
le langage est ce qui structure la réalité et donc ce qui
offre l’existence au sujet en tant que sujet de la représentation.
Mais comment la réalité se constitue-t-elle pour
n’exister que par le langage ? Autrement dit, s’il
n’y a de sujet qu’en tant que le langage l’instaure
dans un rapport duel à l’objet, sur quel fondement s’établit
ce rapport à l’objet ? Ce fondement est-il représentable
et y accédant ne pourrait-on concevoir l’irreprésentable ?
Tentons donc une analyse génétique du sujet et de la représentation.
La recherche psychanalytique établit que la condition première
de l’être humain est celle d’une fusion originaire
entre le moi et le monde. Ce n’est que progressivement que
l’enfant parvient à la mise à distance de l’objet et
par là à la représentation de celui-ci en même temps
qu’à sa propre position de sujet. Dans un premier temps
donc, l’enfant éprouve le sein de sa mère comme une
partie de lui-même. Il est lui-même l’objet de
satisfaction du désir de sa mère. C’est ce que Lacan
nomme l’être le phallus. Mais l’intrusion du père et
l’injonction faite à l’enfant de mettre à distance son
désir originel fait pénétrer ce dernier dans l’ordre de
la loi symbolique en vertu de laquelle il passe de la
dynamique de l’être à l’avoir le phallus, autrement
dit de l’identification à l’objet du désir à sa
possession et donc aussi à sa perte. Cette perte imaginaire
du phallus crée « un trou dans le réel » en
vertu duquel l’enfant s’inscrit face à l’Autre dans
une demande de satisfaction jamais comblée. Cet Autre est
la totalité irrémédiablement perdue dans le refoulement
originaire. Ne pouvant recomposer l’unité perdue, le moi
se positionne comme sujet de désir portant sur un
signifiant symbolisant l’objet perdu ; cet objet
substitutif, objet a, signifiant du manque originaire,
instaure le sujet lui-même comme signifiant. La condition
pour le sujet de pouvoir dire Je et, par conséquent, sa
position face à une réalité objectale, est
l’inscription dans un rapport symbolique à l’objet de
son désir, objet qu’il devra nommer en ne le nommant
jamais réellement. L’Autre que recherche le sujet ne lui
apparaît que sous la figure de l’objet a, et donc dans
l’ordre de la représentation. C’est en tant qu’il
nomme l’objet de son désir, et donc lui-même, que le
sujet instaure une réalité, réalité structurée par conséquent
dans et par le langage, ce que Lacan appellera le parlêtre. Il
n’y a, par conséquent, de réalité possible pour le
sujet qu’à travers la représentation. L’irreprésentable,
le refoulement originaire du désir de totalité, fonde la
représentation mais n’apparaît jamais lui-même. Seule
nous reste l’idée d’une absence non-thématisé mais
dont la nostalgie soutient et structure notre être au
monde. Aussi l’irreprésentable, quand il monte au langage
et se nomme tel, n’est qu’une idée dont la connaissance
est impossible, puisque la condition de possibilité de
cette connaissance est justement la dualité sujet-objet et,
partant, la représentation.
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L’expérience de l’irreprésentable |