II-
L’expérience de l’irreprésentable
Cependant,
si la mise en question de la représentation n’est pas
possible dans l’ordre de la connaissance, ne peut-on néanmoins
concevoir une expérience qui, ne supposant pas la médiation
langagière, exposerait au réel pur, et partant irreprésentable ?
Peut-on faire l’expérience de l’absolu ?
En effet,
si le langage instaure une médiation au réel qui ne
l’offre que comme réalité pour nous, l’on pourrait
toutefois penser une fusion immédiate avec ce réel qui
briserait la dualité représentative du sujet et de
l’objet. C’est le cas notamment de l’expérience
mystique. Celle-ci se veut instauratrice d’un rapport immédiat
à Dieu en brisant la limitation propre au fini. Alors que
le fini est fondé sur la limitation et la distinction
qualitative et quantitative des êtres et des choses,
l’intégration dans l’infini rendrait le multiple à son
indistinction primaire et donnerait accès à l’Un. On
peut prendre comme exemple de cette expérience la
description qu’en donne le texte sanskrit des Upanisads :
« C’est moi qui suit toutes ces créatures dans leur
totalité, et il n’y a pas d’autre être en dehors de
moi ». Ainsi cette fusion dans l’absolu correspond
à une expérience d’anéantissement du moi dans l’Un
indifférencié. Retenons-donc deux caractéristiques de la
rencontre mystique : d’une part l’expérience de
fusion avec le tout et d’autre part, comme conséquence
d’un retour à cette indistinction, l’ineffabilité
propre à une telle expérience. Mais que signifie une telle
absorption dans l’Un ? On pourrait noter le caractère
contradictoire d’une telle expérience. En effet, il y va
d’un problème bien plus vaste que celui, gnoséologique,
de la réalité des formes individuelles ; dans la
mesure où je ne peux nier, sans me contredire, l’unité
et les limites de mon corps dans l’illimitation d’un
retour à l’Un. Aussi cette expérience, que Freud
qualifie dans le Malaise dans la culture de sentiment océanique,
s’apparente plutôt à la volonté d’un retour au sein
maternel, dans l’indistinction fusionnelle que constituait
le stade préœdipien. De ce point de vue, l’extase
mystique s’apparente plutôt à l’expérience
psychotique d’un rapport direct à l’Autre dont
l’ineffabilité est bien le signe d’une régression anté-discursive.
Il existe
cependant une autre forme d’expérience qui elle aussi
passe pour ineffable en ce qu’elle déjoue le piège de la
reconnaissance et donc de la représentation : l’expérience
esthétique. Ainsi, s’il y a contradiction à envisager
une fusion réelle dans le tout, il existe dans l’émotion
esthétique une possibilité de briser la dualité
sujet-objet en restant sur le plan de la subjectivité.
Cette expérience consiste dans la rencontre médiane entre
sentant et senti par l’intermédiaire de la lumière.
C’est une expérience d’ordre phénoménologique qui me
fait prendre conscience qu’il n’y a jamais d’objet que
pour un sujet et que les deux sont dans un rapport de
constitution réciproque. Ainsi, à l’encontre du théorème
de Gödel selon lequel un système logique ne peut se
valider lui-même, le sujet de l’expérience esthétique,
s’il ne rencontre pas la chose en soi, voit néanmoins se
produire dans l’instant de la contemplation l’acte
donateur par lequel la subjectivité constitue le phénomène.
Ainsi, l’irreprésentable qu’est la représentation à
elle-même, incapable qu’elle est de considérer son objet
autrement que comme un objet subsistant par soi, s’offre
elle-même à la vue. C’est ainsi que la peinture moderne
permet une déconstruction de la visée perceptive et
« nous apprend ce que c’est que voir » selon
le mot de Paul Klee dans la Théorie de l’art moderne.
Prenons l’exemple d’un tableau de Monet, Le bassin aux
nymphéas : harmonie verte, tableau impressionniste de
1899. Il ne s’agit pas pour le peintre de montrer le monde
tel qu’il est déjà constitué dans la représentation
mais d’atteindre à un monde pré-objectif où nous
apprenons ce que c’est que la couleur par la vibration des
apparences. Il n’y a pas de frontière des choses; les
arbres, le pont, les nénuphars, la mare semblent s’enchevêtrer.
C’est la présentation du phénomène vibratoire qui crée
l’individualité des apparences. Arrêtons-nous sur le détail
des nénuphars : aucune limite ne les distinguent,
c’est un amas de bleu, de jaune et de blanc, tel qu’il
n’existe pas dans l’ordre objectif, qui fait le reflet
de la lumière à la surface. Ce sont des nuances de rouge
qui nous font voir ce qu’est pour nous l’impression de
la lumière dans la douceur d’un après-midi de printemps.
Il s’agit donc de revenir en deçà du monde organisé par
la représentation pour voir ce qu’on ne voit jamais,
l’acte même de vision, l’œil se voyant. Néanmoins il
s’agit toujours là non d’une expérience de l’irreprésentable
mais d’une idée fournie par le biais de la représentation
et qui nous fait tendre à ce qu’elle n’est pas. Dans ce
cas, nous sommes pris dans une double médiation : médiation
du sujet et de l’objet, structure essentielle de la représentation,
et médiation du sujet à la relation sujet-objet par
laquelle nous nous donnons une idée de l’au-delà de la
représentation dans la reprise réflexive de cette représentation,
reprise qui m’instaure toujours en tant que sujet.
Ainsi il
semble que l’accès à l’irreprésentable ne soit pas
tant un arrachement violent à la représentation qu’un
approfondissement de celle-ci par un acte de clôture sur
elle-même. Aussi ne peut-on parler d’un accès direct à
l’infini car, en effet, la conception de l’infini
s’accomplit toujours dans un rapport du fini à
l’infini. Seul le rapport est proprement infini. Or, je ne
peux saisir ce rapport que de l’intérieur pour le hausser
à la conscience, en réinstallant cette conscience dans le
cadre d’une subjectivité, cette fois absolue et non plus
relative, car se prenant elle-même pour objet. Aussi ne
peut-on avoir qu’une connaissance transversale de
l’absolu comme conscience dans quoi l’on est toujours déjà,
sans pouvoir en briser le cercle. De ce point de vue, Hegel
montre que le savoir absolu ne consiste pas dans la
connaissance d’un objet absolu, mais dans le savoir de
l’identité du sujet et de l’objet, savoir de « l’identité
de l’identité et de la différence ». Mais ce
savoir ne se transforme justement jamais en une expérience
de l’absolu comme dépassement de la position du sujet par
rapport à un objet. Une expérience absolue supprimerait le
temps car le temps est le milieu où se déploie le rapport
et dans lequel émerge un monde de signification. Ce monde
conçu comme rapport de signification à soi peut s’élever
à la conception, ce qu’il fit dans le geste hégélien.
Mais là s’engendre une nouvelle figure de l’Esprit,
devenu conscience de soi en et pour soi à travers la
subjectivité qui le conçoit, mais dont la subjectivité
est issue et du rapport duquel elle ne peut par conséquent
s’arracher. Supprimer le rapport reviendrait à supprimer
le temps et donc l’histoire. Mais l’histoire conçue, se
reprenant dans une conscience qui la sait, pose à nouveau
la conscience et son objet, le rapport. L’histoire ne peut
par conséquent s’achever. Le rapport représentatif est
sans fin.
Aussi
pouvons-nous conclure sur l’impossibilité pour la
subjectivité de se dépasser sans se repositionner comme
face à un objet, même si cet objet est elle-même, même
si cet objet est le rapport lui-même. Cette étrangement de
la conscience à soi est la condition de l’histoire en
dehors de laquelle rien n’est représentable. Mais en ce
cas ne peut-on penser, non pas un dépassement, non pas un
approfondissement, mais un anéantissement pur et simple de
la subjectivité ? A ce compte seul nous connaîtrions
l’irreprésentable. Mais quelle serait alors sa figure ?
Cette question est mal posée. Il n’aurait pas de figure.
Qu’en pourrait-on dire alors ?
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L’irreprésentable comme anéantissement de la subjectivité |