° Rubrique Philo: Capes-Agreg

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Rubrique proposée et animée par  François Palacio

Dissertations de philosophie - Préparation à l'agrégation

 L’irreprésentable

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II- L’expérience de l’irreprésentable

Cependant, si la mise en question de la représentation n’est pas possible dans l’ordre de la connaissance, ne peut-on néanmoins concevoir une expérience qui, ne supposant pas la médiation langagière, exposerait au réel pur, et partant irreprésentable ? Peut-on faire l’expérience de l’absolu ?

En effet, si le langage instaure une médiation au réel qui ne l’offre que comme réalité pour nous, l’on pourrait toutefois penser une fusion immédiate avec ce réel qui briserait la dualité représentative du sujet et de l’objet. C’est le cas  notamment de l’expérience mystique. Celle-ci se veut instauratrice d’un rapport immédiat à Dieu en brisant la limitation propre au fini. Alors que le fini est fondé sur la limitation et la distinction qualitative et quantitative des êtres et des choses, l’intégration dans l’infini rendrait le multiple à son indistinction primaire et donnerait accès à l’Un. On peut prendre comme exemple de cette expérience la description qu’en donne le texte sanskrit des Upanisads :  « C’est moi qui suit toutes ces créatures dans leur totalité, et il n’y a pas d’autre être en dehors de moi ». Ainsi cette fusion dans l’absolu correspond à une expérience d’anéantissement du moi dans l’Un indifférencié. Retenons-donc deux caractéristiques de la rencontre mystique : d’une part l’expérience de fusion avec le tout et d’autre part, comme conséquence d’un retour à cette indistinction, l’ineffabilité propre à une telle expérience. Mais que signifie une telle absorption dans l’Un ? On pourrait noter le caractère contradictoire d’une telle expérience. En effet, il y va d’un problème bien plus vaste que celui, gnoséologique, de la réalité des formes individuelles ; dans la mesure où je ne peux nier, sans me contredire, l’unité et les limites de mon corps dans l’illimitation d’un retour à l’Un. Aussi cette expérience, que Freud qualifie dans le Malaise dans la culture de sentiment océanique, s’apparente plutôt à la volonté d’un retour au sein maternel, dans l’indistinction fusionnelle que constituait le stade préœdipien. De ce point de vue, l’extase mystique s’apparente plutôt à l’expérience psychotique d’un rapport direct à l’Autre dont l’ineffabilité est bien le signe d’une régression anté-discursive.

Il existe cependant une autre forme d’expérience qui elle aussi passe pour ineffable en ce qu’elle déjoue le piège de la reconnaissance et donc de la représentation : l’expérience esthétique. Ainsi, s’il y a contradiction à envisager une fusion réelle dans le tout, il existe dans l’émotion esthétique une possibilité de briser la dualité sujet-objet en restant sur le plan de la subjectivité. Cette expérience consiste dans la rencontre médiane entre sentant et senti par l’intermédiaire de la lumière. C’est une expérience d’ordre phénoménologique qui me fait prendre conscience qu’il n’y a jamais d’objet que pour un sujet et que les deux sont dans un rapport de constitution réciproque. Ainsi, à l’encontre du théorème de Gödel selon lequel un système logique ne peut se valider lui-même, le sujet de l’expérience esthétique, s’il ne rencontre pas la chose en soi, voit néanmoins se produire dans l’instant de la contemplation l’acte donateur par lequel la subjectivité constitue le phénomène. Ainsi, l’irreprésentable qu’est la représentation à elle-même, incapable qu’elle est de considérer son objet autrement que comme un objet subsistant par soi, s’offre elle-même à la vue. C’est ainsi que la peinture moderne permet une déconstruction de la visée perceptive et « nous apprend ce que c’est que voir » selon le mot de Paul Klee dans la Théorie de l’art moderne. Prenons l’exemple d’un tableau de Monet, Le bassin aux nymphéas : harmonie verte, tableau impressionniste de 1899. Il ne s’agit pas pour le peintre de montrer le monde tel qu’il est déjà constitué dans la représentation mais d’atteindre à un monde pré-objectif où nous apprenons ce que c’est que la couleur par la vibration des apparences. Il n’y a pas de frontière des choses; les arbres, le pont, les nénuphars, la mare semblent s’enchevêtrer. C’est la présentation du phénomène vibratoire qui crée l’individualité des apparences. Arrêtons-nous sur le détail des nénuphars : aucune limite ne les distinguent, c’est un amas de bleu, de jaune et de blanc, tel qu’il n’existe pas dans l’ordre objectif, qui fait le reflet de la lumière à la surface. Ce sont des nuances de rouge qui nous font voir ce qu’est pour nous l’impression de la lumière dans la douceur d’un après-midi de printemps. Il s’agit donc de revenir en deçà du monde organisé par la représentation pour voir ce qu’on ne voit jamais, l’acte même de vision, l’œil se voyant. Néanmoins il s’agit toujours là non d’une expérience de l’irreprésentable mais d’une idée fournie par le biais de la représentation et qui nous fait tendre à ce qu’elle n’est pas. Dans ce cas, nous sommes pris dans une double médiation : médiation du sujet et de l’objet, structure essentielle de la représentation, et médiation du sujet à la relation sujet-objet par laquelle nous nous donnons une idée de l’au-delà de la représentation dans la reprise réflexive de cette représentation, reprise qui m’instaure toujours en tant que sujet.

Ainsi il semble que l’accès à l’irreprésentable ne soit pas tant un arrachement violent à la représentation qu’un approfondissement de celle-ci par un acte de clôture sur elle-même. Aussi ne peut-on parler d’un accès direct à l’infini car, en effet, la conception de l’infini s’accomplit toujours dans un rapport du fini à l’infini. Seul le rapport est proprement infini. Or, je ne peux saisir ce rapport que de l’intérieur pour le hausser à la conscience, en réinstallant cette conscience dans le cadre d’une subjectivité, cette fois absolue et non plus relative, car se prenant elle-même pour objet. Aussi ne peut-on avoir qu’une connaissance transversale de l’absolu comme conscience dans quoi l’on est toujours déjà, sans pouvoir en briser le cercle. De ce point de vue, Hegel montre que le savoir absolu ne consiste pas dans la connaissance d’un objet absolu, mais dans le savoir de l’identité du sujet et de l’objet, savoir de « l’identité de l’identité et de la différence ». Mais ce savoir ne se transforme justement jamais en une expérience de l’absolu comme dépassement de la position du sujet par rapport à un objet. Une expérience absolue supprimerait le temps car le temps est le milieu où se déploie le rapport et dans lequel émerge un monde de signification. Ce monde conçu comme rapport de signification à soi peut s’élever à la conception, ce qu’il fit dans le geste hégélien. Mais là s’engendre une nouvelle figure de l’Esprit, devenu conscience de soi en et pour soi à travers la subjectivité qui le conçoit, mais dont la subjectivité est issue et du rapport duquel elle ne peut par conséquent s’arracher. Supprimer le rapport reviendrait à supprimer le temps et donc l’histoire. Mais l’histoire conçue, se reprenant dans une conscience qui la sait, pose à nouveau la conscience et son objet, le rapport. L’histoire ne peut par conséquent s’achever. Le rapport représentatif est sans fin.

Aussi pouvons-nous conclure sur l’impossibilité pour la subjectivité de se dépasser sans se repositionner comme face à un objet, même si cet objet est elle-même, même si cet objet est le rapport lui-même. Cette étrangement de la conscience à soi est la condition de l’histoire en dehors de laquelle rien n’est représentable. Mais en ce cas ne peut-on penser, non pas un dépassement, non pas un approfondissement, mais un anéantissement pur et simple de la subjectivité ? A ce compte seul nous connaîtrions l’irreprésentable. Mais quelle serait alors sa figure ? Cette question est mal posée. Il n’aurait pas de figure. Qu’en pourrait-on dire alors ?

Vers  L’irreprésentable comme anéantissement de la subjectivité

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