III-
L’irreprésentable comme anéantissement de la subjectivité
Qu’entendons-nous
par destruction de la subjectivité ? Puisque toute
positivité doit se poser dans la représentation, il n’y
a que l’anéantissement pur et simple de la position
d’existence qui puisse nous évoquer l’irreprésentable.
Ainsi
l’anéantissement de la position d’être, l’existence,
mais en même temps la destruction de la subjectivité, créent
les conditions de l’irreprésentable. Or c’est là
l’expérience du mal absolu et de l’Atroce. Reprenons
l’analyse kantienne du sublime au §29 de la Critique de
la faculté de juger. Le sublime nous met face à une expérience
dont on ne peut achever la synthèse dans le concept. En ce
sens elle dépasse la représentation, mais je puis néanmoins
me représenter moi-même comme cet être dont la faculté
raisonnable se donne pour tâche une synthèse jamais achevée.
S’y découvre une destination morale par laquelle je suis
à même de dépasser ma nature sensible. Là encore je ne
touche pas à l’irreprésentable mais je m’appuie sur
une limitation de ma faculté représentative pour me représenter
ce qui n’apparaît pas dans l’empirie : ma nature
d’être moral. Aussi l’irreprésentable doit se trouver
dans la négation même de cet être moral, dans l’Atroce
et non plus dans le sublime. L’irreprésentable va alors
consister dans un impératif catégorique renversé :
agis toujours uniquement de telle sorte que la maxime de ton
action puisse valoir comme un principe de destruction
universelle de l’humanité en l’homme. C’est là la
figure du mal absolu. Que peut on dire de lui ? Adorno
se pose cette question dans la Dialectique de la raison :
« peut-on encore parler après Auschwitz ? ».
Oui, à condition de ne pas voir ce qui est irreprésentable :
la présence en l’homme d’un instinct de néant.
Auschwitz nous apprend Rien. Vouloir y trouver une leçon,
c’est le rendre représentable, soumis au principe de
raison et ne pas aller jusqu’au bout de ce que l’Holocauste
est en soi : la néantisation de l’homme et avec elle
l’impossibilité d’en rien dire. C’est là l’essence
même du totalitarisme d’avoir tenté l’expérience de
la destruction de la subjectivité. Selon Hannah Arendt dans
le Système totalitaire, c’est la désolation qui
constitue le premier pas du totalitarisme, l’isolement de
la subjectivité ; le second est le mouvement absolu où
l’individualité ne peut plus trouver de place où se
fixer et disparaît, engloutie dans l’indistinction de la
masse infestée par le Parti. Or cette expérience a, bien
heureusement, avorté car la subjectivité ne peut se
supprimer elle-même. Mais qu’elle y tende et qu’elle ne
le puisse pas par elle-même ne nous révèle-t-il pas un
fond de l’homme qui puisse le convoquer à la rencontre de
sa propre existence par une mise en question de cette
existence même ? Ne se peut-il que l’irreprésentable
fasse irruption et appelle l’homme à tourner les yeux
vers ce qu’il ne voit pas : la présence d’un monde
qu’il tient ouvert mais qu’il n’atteint que dans le
geste second de la représentation ?
En effet,
l’homme est au monde et par là fait l’expérience
d’un devant-lui d’objets qui lui font encontre. Il n’a
accès à ce monde qu’à travers la représentation des
objets pris dans leur relation à lui. Mais ce monde lui-même,
en sa présence, ne peut faire irruption dans la représentation.
Le lieu que l’homme est, il ne se peut se le représenter
que comme un lieu déjà là où il est. Néanmoins, cet être-au-monde
peut se révéler à lui, sans qu’il ait cherché à le
voir, dans le sentiment de la nullité de ce monde même :
dans l’angoisse. Dans l’angoisse, le monde et ses
significations objectives se suspendent et par là même
apparaissent. Ce n’est pas la peur qui recule devant un
objet, même flou, pendant que tous les autres objets
disparaissent autour pour ne plus le laisser que lui face à
moi. L’angoisse est un sentiment d’étrangeté qui fait
apparaître le monde. C’est là le caractère de révélation
de l’angoisse. Justement parce que le monde perd sa
consistance de réseau d’objets disponibles étalés dans
la représentation, ce monde apparaît comme ce qui n’est
jamais représentable : pure présence. Aussi faisons
retour sur notre affirmation qu’il n’y a pas d’expérience
absolue. Il en existe justement une, présenté dans le Ch.
IV de la Phénoménologie de l’Esprit, la peur de la mort,
le maître absolu, qui donne à l’homme engagé dans le
combat pour la reconnaissance la possibilité de saisir son
être-au-monde, la condition qu’il n’atteint jamais
parce qu’il est toujours conditionné par les rapports
d’existence. Ainsi la condition de la représentation est
l’irreprésentable présence de l’être-au-monde.
L’irreprésentable apparaît par un sentiment d’étrangeté
qui découvre l’homme à lui-même et coupe court à toute
possibilité de thématisation objective. Comme l’a
amplement montré Heidegger, lorsqu’on cherche à saisir
l’être on touche l’étant. C’est dans l’ombre
projetée de l’étant que l’être se présente comme
n’étant pas présent
En conséquence,
nous est apparu combien il était difficile de dire ce
qu’est l’irreprésentable. En réalité, nous ne
l’avons pas dit, à la limite montré en négatif. La représentation
a besoin du concept. A peine l’idée, qui enfle les
limites du possible, peut-elle concevoir ce qui se présente
hors de tout langage. Néanmoins, nous avons vu que si
l’irreprésentable n’était pas rien, il était ce qui
soutient la représentation : il est ce qui se présente,
le plus simple dans son inatteignable proximité, l’être.
Mais un autre irreprésentable nous a appelé à son
encontre, qui marque les limites par lequel l’être fait
irruption au milieu des structures conditionnées de l’être
au monde, justement lorsque cet être-au-monde ne va plus de
soi. Cet irreprésentable est celui de l’impossible
qu’il ne fallait pas provoquer : l’Autre absolu,
folie, mort et destruction. Si, comme Nietzsche dans le Gai
savoir aime à le noter pour mieux humilier la raison dans
ses prétentions à tout comprendre, le concept est un outil
d’adaptation vital, peut-être a-t-on raison de ne
pas chercher plus loin que ce que l’instinct pratique nous
permet, n’allant pas tenter l’expérience sans retour
d’un regard dans l’abîme qui, à cet instant, regarde
aussi en nous.
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