II. La notion: (suite)

  -Le concept est donc ce que l'esprit forme au contact des "phénomènes expérimentaux" dans le succès qui marque sa puissance à les ordonner et l'échec qui marque la nécessité de réformer ou de changer la formulation de la théorie et donc du concept.

-C'est dire que l'expérience ne précède plus la théorie, mais que la théorie devient la condition de l'expérience: dans cette optique, contemporaine, le contenu du concept est déduit (= sorti de) de la théorie par calcul mathématique pur, sans mélange d'expérimentation. Par exemple le concept de masse va être "rempli", non par une expérience première qu'une théorie seconde éclairait, mais par de purs calculs qui attribuent (pourquoi pas?) deux masses -positive et négative- à un objet! Dans cette dialectique du "pourquoi pas?" le dernier mot restera bien entendu à l'expérimentation, au succès ou à la contrainte.

-La puissance du concept, sa capacité à produire ou à reproduire le phénomène, à le prévoir, nous assure de sa valeur même si cette puissance a eu pour prix l'éloignement de cette "réalité" que nous voulions pourtant connaître, comme s'il fallait s'en éloigner pour la "toiser" ce qui revient à la remplacer par un modèle abstrait.
La formule du condensateur électrique: (S = la surface. e = l'épaisseur de l'isolant. K = le pouvoir diélectrique de l'isolant),
d'où: C = KS/4¶e  où (¶ = 3,14) permet, certes, de produire à volonté des condensateurs: mais la production du concept scientifique n'a-t-elle pas exigé le sacrifice de ce qu'on voulait connaître comme si selon la belle formule de Bergson la science manipulait les choses et renonçait à les habiter?

-On ne confondra pas le concept propre aux langues qui unifie le sensible et qui garde toujours quelque chose des qualités sensibles et  le concept scientifique qui n'est que la traduction d'une loi en formule mathématique: la formule remplit le concept et ne laisse plus de place au qualitatif.
En ce sens, toute sédimentation linguistique est expulsée: c'est le triomphe des mathématiques qui construisent leur propre monde au point que le réel pour la science n'est plus que l'incarnation des mathématiques, en sorte que le concept scientifique semble exiger que le réel lui-même soit pour ainsi dire écrit en langage mathématique avec pour conséquence qu'il n'y aurait de science que du mesurable, du rationnel: prétention d'une raison conquérante bientôt humiliée par le désordre qu'elle découvre et par les mutations que les avatars de l'enquête lui impose.

-On ne confondra pas le concept et l'abstraction: alors que l'abstraction isole un élément et se condamne à ne jamais comprendre, prendre ensemble, le concept se libère de l'abstraction car il veut saisir et comprendre ce qui est, les relations. La production du concept se veut donc d'abord définition, une clarification du concept et une clarification de la réalité objective: s'il s'agit de saisir et de comprendre ce qui est, il s'agit de vérité.
Mais le savant se meut alors dans le provisoire: par exemple le provisoire d'un concept de pesanteur  rempli successivement par des définitions présentées comme "de plus en plus réelles" comme si le rêve de transformer l'abstraction en concept n'était qu'un mirage ou tout au moins un horizon qui ne cesse de reculer.

-Quelques citations:
"Les pensées vraies et la pénétration scientifique peuvent seulement se gagner par le travail du concept" Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, I, p.57 Aubier

"Ce que nous enseigne le concept, l'histoire le montre avec la même nécessité" Hegel, Principe de la philosophie du droit p.55 à 58 Vrin

"De même que le billet de banque n'est qu'une promesse d'or, ainsi une conception ne vaut que par les perceptions éventuelles qu'elle représente" Bergson, La Pensée et le Mouvant Ed. du Centenaire p. 1367

"Voici donc les cinq niveaux du concept de masse ..." Bachelard, La philosophie du non p.22

"Le concept, la signification sont le singulier dimensionnalisé, la structure formulée, et il n'y a pas de vision de cette charnière invisible; le nominalisme a raison: les significations ne sont que des écarts définis." Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, notes de travail p. 291

- Pistes de lectures:
Platon: Timée 30 à 43e
Bachelard: La philosophie du non chap. 1er (vous pouvez lire ce chapitre en vous aidant du tableau que vous trouverez p. 80, 81 du Dictionnaire de philosophie Durozoi et Roussel).
Bachelard: La formation de l'esprit scientifique
Canguilhem: La Formation du concept de réflexe aux XVIIè et XVIIIè siècles PUF 1955 p. 3 et suivantes...
Stengers et Schlanger: Les Concepts scientifiques, la Découverte, 1988 p. 52

Pour aller plus loin:
- Théorie et expérience