Une
fable commence ainsi:
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«Je
ne suis pas de ceux qui disent:
"Ce
n’est rien.
C’est une femme qui se noie!"»
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Si
je m’abrite derrière ces vers, ce n’est pas pour tester la
moralité du public, ni pour conjurer la noyade ou implorer des
secours, mais pour demander à mon auditoire indulgence et
patience pour une langue mal assurée (1).
Or,
cette demande n’est pas sans rapport avec ce qui nous occupe.
Je suis, telle cette mère peu avertie dont parle Rousseau, qui
se fait des monstres de tout. Sens ancien de monstre du XVIIIe siècle
français : « Se faire des monstres de tout,
s’exagérer les difficultés de toute chose » ;
se faire des monstres, c’est donc compliquer une situation,
l’aggraver. Ma situation illustre notre sujet : un accent
marque une distance, un écart; s’il est trop grand par
rapport à la norme phonétique, il risque d’empêcher la
circulation du sens, d’entraver le passage de la langue. Si
l’écart est trop grand, on n’entend que l’écart, on s’écarte
du sujet, on perd le sujet.
Il
y a donc une question très sérieuse qui est celle de l’écart,
de la distance, de la bonne distance, qui permet de voir et
d’entendre, qui permet de saisir ce qui est visé. C’est de
cette distance dont je veux vous entretenir sous l’intitulé
de « L’invention de l’humain » pour vous parler
de quelques monstruosités. Et je me mettrai à une double école :
celle d’Edgar Allan Poe pour la méthode de déchiffrement du
réel, qui tient pour bizarre ce qui n’est pas encore passé
par le tamis de la pensée ; celle de Pascal pour le pari
éthique face à l’abîme, Pascal qui le premier soutient de
l’homme : « S’il se vante, je l’abaisse, s’il
s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours,
jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible » (2).
La
question posée par le monstre est celle de l’humain aggravé
en ce sens, celle de son aggravation. L’homme pris sous un
certain angle de vue. Or, il y a un risque encouru par un tel
processus. C’est celui de l’aveuglement :
l’aggravation bouleverse, déforme, rend étrange, étranger,
détruit peut-être. Elle remplace l’homme, pris entre deux
infinis par une image qui couvre, cache, sur des modes
contradictoires, de la terreur ou de l’idolâtrie :
j’entends qu’elle terrifie ou devient objet de culte.
Elle
est alors insupportable comme l’angoisse de la mort qu’elle
prétend cacher, combler ou bien elle s’inscrit comme repère
pour le sujet dans sa confrontation avec l’Abîme, parce que
derrière le monstre, c’est l’homme qu’on regarde, ce sera
mon hypothèse.
Encore
une fois, il faut partir de la langue pour tracer nos limites.
Étymologie donc. « Monstrum » vient du verbe
« monere » qui a trois sens :
-
faire songer à quelque chose, faire souvenir ;
- avertir, engager, exhorter ;
- donner des inspirations, éclairer, instruire.
Le
monstrum est donc premièrement un fait prodigieux
(avertissement des dieux) et secondement tout ce qui sort de la
nature, donc de la norme du monde. Le monstre montre, la langue
le rappelle, le monstre désigne, expose, met sous les yeux,
représente ce dont la norme nous garde, ce dont la norme nous
éloigne, nous protège. Le monstre nous confronte à cette part
invisible, indicible, que la norme tient à distance. Le monstre
nous parle de nous-mêmes sur un mode subversif. Notre question,
et c’est bien de là qu’il faut partir, est de savoir ce qui
constitue le sujet humain et si le détour par le monstre peut
nous y aider.
Commençons
donc par le regard anthropologique. Ce sera le premier pas de
notre réflexion : avant l’invention de l’Art il y a la
fabrication généalogique qui caractérise l’espèce humaine
et en fait une espèce en partie à l’origine d’elle-même :
c’est ce par quoi je veux ouvrir mon propos. Puis nous
avancerons dans ce qui constitue aujourd’hui ce que
j’appellerai des brouillages symboliques qui tournent de manières
diverses (offensive ou défensive, positive ou négative) autour
de la question de l’identité et donc du rapport à l’autre,
souvent constitué en monstre. Nous verrons comment, selon la
parole des enfants, « c’est çui qui dit qui y est »,
comment la désignation de l’autre comme monstre conduit à la
monstruosité du même, qui devient procédurier quant au même,
massacreur quant à l’autre supposé monstre. Nous
traverserons la question de la sexuation qui, dans la spécification
féminine ou masculine, ne nous fait passer que d’une place à
l’autre. Nous interrogerons enfin deux monstres de l’Art,
deux œuvres, celle de Francis Bacon et celle de Franz Kafka,
afin de saisir ce que le détour par le monstre nous renvoie de
l’humain et nous apprend sur nous-mêmes.
Dans
un petit texte récent, La Fabrique de l’homme occidental, le
juriste Pierre Legendre dit la chose suivante : « Fabriquer
l’homme, c’est lui dire la limite » (3).
Fabriquer la limite, c’est organiser le monde généalogiquement ;
la généalogie : ce savoir de conservation de l’espèce,
« savoir qui permet à l’homme d’habiter l’Abîme » (4).
Il ajoute : « Nous donnons figure humaine à l’Abîme,
en l’appelant naître et mourir » (5).
Ainsi
ce qui caractérise l’espèce humaine, c’est de s’arracher
au néant par la marque généalogique dans la conscience de ses
limites et de sa mort. Si le désir incestueux signifie
l’indifférenciation, transformant l’entité familiale en
magma, l’ordre généalogique va permettre de différencier
les humains, de les classer selon la loi de l’espèce,
c’est-à-dire dans une perspective de reproduction. Telle est
sa fonction. Autrement dit, la généalogie fonctionne comme
l’objection indéfiniment relancée par le langage (et par les
noms) au désir incestueux et cette objection est fondatrice :
elle sert à fabriquer du sujet.
C’est
pour reprendre l’anthropologue Maurice Godelier (6), la
seule espèce « naturellement » sociale qui soit
co-responsable avec la nature de son destin : grâce à la
prohibition de l’inceste et l’institution systématique des
chaînes d’inter-mariages, la société humaine s’édifie
dans une négation toujours à répéter du caractère sauvage
et a-social de la sexualité, la domestiquant et l’enchaînant
à la reproduction de l’espèce et des groupes sociaux qui la
caractérisent. « Le sacrifice promeut l’individu à
l’existence sociale : [il] est donc à la fois
interdiction, mutilation, souffrance, mais aussi promotion, création,
ouverture » (7). Ainsi une espèce naturelle est
devenue en partie à l’origine d’elle-même. « C’est
là le fait universel, transculturel, fondamental, qui explique
l’existence même de la diversité culturelle de l’espèce
humaine » (8).
Or,
cette espèce humaine, et c’est le paradoxe de notre siècle
de l’avoir montré de manière terrifiante, est capable aussi
de se mettre en danger. Dans un texte admirable qui est le récit
de sa déportation à Buchenwald sous le titre de L’Espèce
humaine, Robert Antelme explique que la puissance du meurtre
bute sur ceci qu’elle peut tuer mais non changer en autre
chose et que ce que l’univers concentrationnaire fabrique,
c’est précisément de la conscience irréductible. Être
contesté comme membre de l’espèce donne le ressort à la
lutte de chacun dans « une revendication forcenée et
presque toujours elle-même solitaire, de rester jusqu’au
bout, des hommes » (9). Et quand le SS sort de la
baraque, dit Antelme, « le monde se repeuple » (10).
Ainsi
la seule espèce co-responsable de son destin avec la Nature est
capable de produire aussi ce qui la menace. Des espèces
naissent et meurent, nous le savons. La question qui nous
requiert pour l’heure est bien celle des corps et des sujets.
Qu’en est-il des corps et des sujets quand de nouvelles normes
dénient l’humanité pour une partie des membres qui la
constitue, c’est-à-dire pour une partie d’elle-même ?
La
question est d’autant plus forte que notre époque témoigne
singulièrement de brouillages symboliques qui tournent en
grande partie autour de l’obsession identitaire, de
l’appartenance à un sexe, une ethnie, une série incompatible
qui dans le meilleur des cas exige le droit à la différence ou
à l’indifférence, versant défensif, dans le pire incite au
meurtre (dans toutes les variations de l’épuration
jusqu’aux plus récentes « purifications ethniques »
européenne ou africaine), versant offensif.
Offensif
ou défensif, le sujet est dans les deux cas réduit à son
enveloppe et à ses pratiques (sexuelles, nationales, sociales
voire religieuses), enfermé dans ses rituels, dans ce que
j’ai appelé ailleurs l’infinie variété de son imagerie,
de sa quincaille, de ses rites et de ses habitudes. Les exemples
sont infinis mais le processus est toujours identique : une
norme domine et enferme un sujet, l’embrigade par des signes
simplifiés de reconnaissance, par des particularismes
d’appartenance ; une norme asservit un sujet à un
programme de différenciation et de séparation, que ce soit sur
le mode de l’indifférence, de la méfiance ou de la guerre.
On
le sait, dans ce dernier cas de figure, celui du programme
d’anéantissement de l’autre, et c’est bien le ressort rhétorique
de la propagande, l’autre est présenté comme le monstre,
celui qui met en danger la norme échafaudée au nom de laquelle
on part en guerre : il s’agit de prendre les devants et
la guerre se déclare dans une sorte d’inversion des positions
des sujets dans le désir de conquête et d’écrasement.
L’attaque est présentée comme une défense légitime d’une
construction imaginaire érigée en identité menacée. Dans
tous les cas, la rage vociférante de l’identité, dans une
saturation d’images de soi, le désir acharné de s’inscrire
comme sujet intégré dans une série, à partir des attributs
les plus accidentels, les plus superficiels qui constituent un
sujet (la couleur de sa peau, le hasard de sa naissance ici
ou là) trahit violemment l’horreur du vide qui l’habite.
Pas de place pour l’autre, pas de place pour le vide, pas de
confrontation à l’Abîme. Replié sur lui-même qu’il méconnaît,
il construit ainsi des justifications à cette mésentente
qu’il croit ne concerner que son rapport aux autres, alors
qu’elle le traverse intimement. Mésentente :
n’oublions pas que l’entendement est une affaire de pensée.
Quand
le brouillage symbolique ne se donne pas sur ce mode procédurier
et massacreur au nom d’un culte des origines, il peut apparaître
sur le plan individuel, comme un sacrifice du corps :
changer de sexe apparaît le plus souvent comme une surenchère
sur l’autre sexe, une théâtralisation des attributs de
l’autre devenus siens jusqu’à la caricature, comme si au
fond on n’échappait décidément pas à l’enfermement
d’une sexuation et d’une distribution des rôles,
terriblement simplifiée et archaïque. Les prodiges de la
technique (changer de sexe) ne résoudront jamais la question du
rapport à l’autre. Changer de sexe, changer de place, peut être
une opération parfaitement mimétique et symétrique,
puisqu’il s’agit d’occuper la place de l’autre. La véritable
question du sujet est donc ailleurs, dans un jeu entre l’un et
l’autre dans un même individu.
Mais
qu’il y ait de l’autre dans l’un, cause de mélancolie, de
terreur ou de bonheur, voilà une question à laquelle un sujet
est confronté. On peut fabriquer un homme ou une femme, la
technique le permet, mais ça ne suffit pas à fabriquer de
l’humain, ça ne règle pas la question du sujet. L’humain
s’invente, se construit, au sens que Moses Finley utilise dans
son expression de l’invention de la politique. Rien ne va de
soi en ce qui concerne l’espèce humaine puisqu’elle est
prise entre sa grandeur et sa bassesse, la conscience de ses
possibilités et l’oubli de cette conscience, entre l’esprit
et l’animalité.
Nous
allons tenter d’y voir plus clair du côté de l’Art. Si la
norme génère du monstre, dans une quête obsessionnelle et
menaçante d’identité, qu’en est-il des monstres que l’Art
nous propose ? Qu’ont-ils à nous apprendre ? Voir
et montrer, telle est l’affaire de l’homme de l’Art.
Quand
le sujet n’est pas réduit par la norme et la psychologie,
quand il y échappe, il scintille d’une manière particulière :
les exemples que j’ai choisis sont monstrueux dans un premier
sens immédiat : il sera question du devenir animal chez
Kafka et du devenir viande de la Figure chez Bacon. La référence
à Gilles Deleuze se veut un hommage, mais on l’a déjà
compris sous l’angle maintenu de la question du sujet, la
seule qui nous occupe ici.
Souvenons-nous
de la leçon de Poe : le monde est un livre qu’il nous
faut déchiffrer ; n’est mystérieux, monstrueux, bizarre
que ce qui n’a pas encore fait l’objet d’une lecture,
d’un décryptage. Enquêter, c’est lire : Poe
s’inscrit bien sûr dans la tradition galiléenne d’une
science conçue comme lecture des lettres de l’univers et opère
en quelque sorte une révolution copernicienne de
l’imagination. Autrement dit : tout est une question de
distance, de bon angle d’observation. La question centrale est
bien : qu’est-ce que voir, c’est-à-dire saisir,
comprendre ? Ce que Poe nous apprend avec sa pédagogie de
la lecture, c’est que l’apprentissage de la bonne distance décode,
dissipe les mystères, dénoue les énigmes, permet d’y voir
clair, quitte à montrer encore avec Pascal qu’il y a un sens
clair où il est dit que le sens est caché.
Poe
nous montre qu’il y a un aveuglement ordinaire : le préfet
de police dans La Lettre volée est à la place de celui qui ne
voit rien avec ses instruments de mesure habituels, qui cherche
« dans le cercle de sa spécialité » (11) ;
il est à la place du spécialiste, du professionnel ; son
aveuglement ordinaire s’oppose à la clairvoyance analytique
de Dupin qui est aussi celle du poète.
Les
œuvres que je propose d’observer sont exigeantes : elles
requièrent de l’Amateur qu’il se mette à leur école,
qu’il s’expose à leur effet, qu’il supporte cette
violence qui lui est faite. Et on peut affirmer certes qu’il
n’y a pas de milieu avec un certain type d’œuvres : ou
bien on les évite, sachant que l’évitement est un déni (« je
n’en veux rien savoir »). On n’a pas vu ce qu’on a
vu ; la distance cette fois protège et annule ; on se
tient à distance pour ne pas voir. Ou bien on investit l’œuvre,
le tableau, le texte, comme on investit une nouvelle partie du
monde, en explorateur de l’infinie variété des positions du
sujet. Autant de singularités qui sont des trouées dans la
norme, des mises en danger radicales.
En
exergue et en écho à ces trouées dans la norme, je reprends
l’expression que Samuel Beckett utilise dans une lettre de
1937 pour qualifier son programme quant au langage :
« Étant donné que nous ne pouvons éliminer le langage
d’un seul coup, nous devons au moins ne rien négliger de ce
qui peut contribuer à son discrédit. Y forer des trous, l’un
après l’autre, jusqu’au moment où ce qui est tapi derrière,
que ce soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter
à travers » (12).
Aller
à: L'invention de
l'humain: Francis Bacon
(suite)
Notes
(1) Conférence prononcée en anglais à l’Université de
Copenhague, lors du colloque « Monstrosities », le
13 décembre 1996.
(2) Blaise Pascal, Pensées et opuscules (éditions Léon
Brunschvicg), Paris, Hachette, 1967, pp. 516 et 420.
(3) Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Paris,
Arte Éditions, 1996, p. 22.
(4) Ibid., p. 30.
(5) Ibid., p. 12.
(6) Maurice Godelier et Jacques Hassoun, Meurtre du père,
sacrifice de la sexualité, Strasbourg, Arcanes, 1996.
(7) Ibid., p. 51.
(8) Ibid.
(9) Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957,
p. 11.
(10) Ibid., p. 27.
(11) Edgar Allan Poe, « La lettre volée » in
Histoires extraordinaires, Paris, Presses Pocket, 1989, p. 74.
(12) Samuel Beckett, lettre inédite. |