Contribuer
au discrédit du langage en forant des trous pour laisser
suinter quelque chose ou rien, c’est-à-dire précisément ce
que la norme évite en couvrant, en comblant, par un trafic
acharné d’identité et de déclaration féroce ; forer
des trous pour laisser suinter l’abîme au travers des
Figures, c’est ce que je vais tenter de capter à présent sur
deux modes, c’est-à-dire deux expérimentations particulières
dans la peinture et dans la langue: de la Figure à la
pure intensité.
Puisqu’il
s’agit de voir et de montrer, d’appréhender la question des
corps et des sujets, il est bien légitime de commencer par la
peinture et qui plus est par un peintre qui pense par le moyen
de sa vision.
Or,
voilà un peintre qui organise son art à partir d’une unique
obsession : bâtir l’apparence du sujet humain, lui
« donner une structure qui le rende plus réel, plus vrai » (13),
« restituer le sujet dans le système nerveux [...], le
rendre aussi fort qu’on le trouve dans la vie » (14),
« dresser un piège au moyen duquel je peux saisir un fait
à son point le plus vivant » (15). L’obsession de
Bacon est celle du sujet humain ; c’est toute la matière
de son œuvre et il s’agit pour lui de le rendre dans son énergie.
Voilà donc une œuvre entièrement axée autour de la captation
des forces qui traversent la figure humaine. Capter des forces,
c’est-à-dire rendre visibles des forces qui ne le sont pas et
par conséquent donner à voir ce que la figuration ou la
narration sont incapables de montrer.
Trouver
un dispositif qui libère la Figure contre tout élément
figuratif ou narratif, contre tout intimisme (l’atmosphère
« coin de feu »), soustraire l’image « à
l’intérieur et au foyer », c’est ce que Deleuze
montre dans son essai sur le peintre, sa Logique de la sensation (16),
en analysant le dispositif de captation que Bacon construit pour
libérer la Figure. Trois éléments y concourent qui convergent
vers la couleur : la structure ou l’armature, la Figure
elle-même et le contour. Mettre en place un dispositif, c’est
pour reprendre les termes de Bacon, dresser un piège : il
s’agit de saisir le mouvement du sujet dans la matière, de
« clouer » une réalité prise dans son mouvement.
Ainsi, la Figure, je reprends Deleuze, est la forme sensible
rapportée à la sensation, laquelle a une face tournée vers le
sujet (le système nerveux, le tempérament) et une face tournée
vers l’objet (le « fait », l’événement). Libérer
la Figure, c’est donc s’en tenir au fait en rendant cet
aspect double du sensible et de l’événement de la rencontre :
le tableau témoigne de cela. Deleuze en vient à dire que la
logique de la sensation est une force qui dissout ces deux faces
dans le mouvement.
Et
Bacon ne cesse de le répéter dans ses entretiens : il
s’agit non pas d’illustrer mais « d’incarner le
mouvement dans la matière et c’est le mouvement de la matière
qui donne le mouvement du sujet » (17).
Or,
pour rendre le mouvement du sujet, il va, grâce à son
dispositif de capture, donner à voir la Figure dans une sorte
de chute : sa visibilité est paradoxale car elle semble précisément
sauvée de l’effacement de justesse, prise dans une sorte de
coulée que la peinture met en scène. C’est aux opérations
subies par le visage que l’on mesure ce programme
d’effacement : il subit des opérations de nettoyages et
de brossages qui le désorganisent au risque de l’effacement
et font surgir à sa place la tête. Le projet de Bacon avec ses
portraits est très singulier, Deleuze le montre précisément :
c’est de défaire le visage pour faire surgir la tête, cette
« dépendance du corps ». La force des portraits
tient à cette violence qui ne renvoie pas à ce qui a disparu
mais à ce qui est exhibé : la tension extrême coagulée
dans un détail, du vivant cloué, du saisi dans le vif. On ne
peut négliger cette remarque que Bacon fait quant à la zone
d’indiscernabilité entre l’homme et l’animal :
« Si je vais chez un boucher, je trouve toujours
surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal » (18).
Autrement dit, le « devenir-viande » est la zone
commune de l’homme et de l’animal. Les crucifixions nous le
montrent avec force et Bacon le confirme : « J’ai
toujours été très touché par les images relatives aux
abattoirs et à la viande, et pour moi elles sont liées étroitement
à tout ce qu’est la Crucifixion. C’est sûr, nous sommes de
la viande, nous sommes des carcasses en puissance » (19).
L’animal
de Bacon est absolument humain : un corps nerveux qui
souffre. Ce devenir-animal, nous allons le retrouver chez Kafka.
Mais alors qu’avec Kafka nous avons la métamorphose dans un
évitement de la métaphore, de l’image et dans un raccourci
par la chose même, ici nous avons le passage de l’un à
l’autre, de l’homme à autre chose (l’animal ? la
viande ?) qui dans ce passage même donne à voir la Figure
comme pure présence, immobilisée mais traversée par le temps.
Ce que Deleuze appelle la réalité positive de la chute. Il
s’agit donc de rendre sensible le passage du temps en
interposant la Figure entre notre regard et l’Abîme. Le
monstre incompréhensible de Pascal trouve ici sa Figure :
la chronique de l’humanité en prise avec son inhumanité.
Passons
à présent à une autre construction, dans la langue, qui est
aux antipodes de l’exhibition de la Figure.
Anne
Longuet Marx
Vers
la page 3: Seconde halte :
Kafka, Le Terrier (20), dernier inédit écrit à Berlin
l’hiver 1923-1924.
Notes
(13) Francis Bacon, Entretiens, Paris, Carré, 1996, p. 42.
(14) Ibid., p. 26.
(15) Ibid., p. 56.
(16) Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation,
Paris, La Différence, 1996.
(17) Francis Bacon, Entretiens, op. cit., p. 33.
(18) Cité par Gilles Deleuze in Francis Bacon. Logique de
la sensation, op. cit., p. 21.
(19) Ibid.
avec l'autorisation de Prétentaine |