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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS 

HUMAIN INHUMAIN

L'invention de l'humain  

Par Anne Longuet-Marx: L’invention de l’humain   

Maître de conférences en Littérature comparée.
Université de Paris XIII - Directrice de l'Institut culturel Franco-Allemand de Tübingen

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Contribuer au discrédit du langage en forant des trous pour laisser suinter quelque chose ou rien, c’est-à-dire précisément ce que la norme évite en couvrant, en comblant, par un trafic acharné d’identité et de déclaration féroce ; forer des trous pour laisser suinter l’abîme au travers des Figures, c’est ce que je vais tenter de capter à présent sur deux modes, c’est-à-dire deux expérimentations particulières dans la peinture et dans la langue: de la Figure à la pure intensité.

  humain

  • Première halte : Francis Bacon.

Puisqu’il s’agit de voir et de montrer, d’appréhender la question des corps et des sujets, il est bien légitime de commencer par la peinture et qui plus est par un peintre qui pense par le moyen de sa vision.

Or, voilà un peintre qui organise son art à partir d’une unique obsession : bâtir l’apparence du sujet humain, lui « donner une structure qui le rende plus réel, plus vrai » (13), « restituer le sujet dans le système nerveux [...], le rendre aussi fort qu’on le trouve dans la vie » (14), « dresser un piège au moyen duquel je peux saisir un fait à son point le plus vivant » (15). L’obsession de Bacon est celle du sujet humain ; c’est toute la matière de son œuvre et il s’agit pour lui de le rendre dans son énergie. Voilà donc une œuvre entièrement axée autour de la captation des forces qui traversent la figure humaine. Capter des forces, c’est-à-dire rendre visibles des forces qui ne le sont pas et par conséquent donner à voir ce que la figuration ou la narration sont incapables de montrer.

Trouver un dispositif qui libère la Figure contre tout élément figuratif ou narratif, contre tout intimisme (l’atmosphère « coin de feu »), soustraire l’image « à l’intérieur et au foyer », c’est ce que Deleuze montre dans son essai sur le peintre, sa Logique de la sensation (16), en analysant le dispositif de captation que Bacon construit pour libérer la Figure. Trois éléments y concourent qui convergent vers la couleur : la structure ou l’armature, la Figure elle-même et le contour. Mettre en place un dispositif, c’est pour reprendre les termes de Bacon, dresser un piège : il s’agit de saisir le mouvement du sujet dans la matière, de « clouer » une réalité prise dans son mouvement. Ainsi, la Figure, je reprends Deleuze, est la forme sensible rapportée à la sensation, laquelle a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le tempérament) et une face tournée vers l’objet (le « fait », l’événement). Libérer la Figure, c’est donc s’en tenir au fait en rendant cet aspect double du sensible et de l’événement de la rencontre : le tableau témoigne de cela. Deleuze en vient à dire que la logique de la sensation est une force qui dissout ces deux faces dans le mouvement.

Et Bacon ne cesse de le répéter dans ses entretiens : il s’agit non pas d’illustrer mais « d’incarner le mouvement dans la matière et c’est le mouvement de la matière qui donne le mouvement du sujet » (17).

Or, pour rendre le mouvement du sujet, il va, grâce à son dispositif de capture, donner à voir la Figure dans une sorte de chute : sa visibilité est paradoxale car elle semble précisément sauvée de l’effacement de justesse, prise dans une sorte de coulée que la peinture met en scène. C’est aux opérations subies par le visage que l’on mesure ce programme d’effacement : il subit des opérations de nettoyages et de brossages qui le désorganisent au risque de l’effacement et font surgir à sa place la tête. Le projet de Bacon avec ses portraits est très singulier, Deleuze le montre précisément : c’est de défaire le visage pour faire surgir la tête, cette « dépendance du corps ». La force des portraits tient à cette violence qui ne renvoie pas à ce qui a disparu mais à ce qui est exhibé : la tension extrême coagulée dans un détail, du vivant cloué, du saisi dans le vif. On ne peut négliger cette remarque que Bacon fait quant à la zone d’indiscernabilité entre l’homme et l’animal : « Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal » (18). Autrement dit, le « devenir-viande » est la zone commune de l’homme et de l’animal. Les crucifixions nous le montrent avec force et Bacon le confirme : « J’ai toujours été très touché par les images relatives aux abattoirs et à la viande, et pour moi elles sont liées étroitement à tout ce qu’est la Crucifixion. C’est sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance » (19).

L’animal de Bacon est absolument humain : un corps nerveux qui souffre. Ce devenir-animal, nous allons le retrouver chez Kafka. Mais alors qu’avec Kafka nous avons la métamorphose dans un évitement de la métaphore, de l’image et dans un raccourci par la chose même, ici nous avons le passage de l’un à l’autre, de l’homme à autre chose (l’animal ? la viande ?) qui dans ce passage même donne à voir la Figure comme pure présence, immobilisée mais traversée par le temps. Ce que Deleuze appelle la réalité positive de la chute. Il s’agit donc de rendre sensible le passage du temps en interposant la Figure entre notre regard et l’Abîme. Le monstre incompréhensible de Pascal trouve ici sa Figure : la chronique de l’humanité en prise avec son inhumanité.

Passons à présent à une autre construction, dans la langue, qui est aux antipodes de l’exhibition de la Figure.

Anne Longuet Marx

Vers la page 3: Seconde halte : Kafka, Le Terrier (20), dernier inédit écrit à Berlin l’hiver 1923-1924.

Notes
(13) Francis Bacon, Entretiens, Paris, Carré, 1996, p. 42.
(14) Ibid., p. 26.
(15) Ibid., p. 56.
(16) Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1996.
(17) Francis Bacon, Entretiens, op. cit., p. 33.
(18) Cité par Gilles Deleuze in Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 21.
(19) Ibid.
avec l'autorisation de Prétentaine