Seconde
halte : Kafka, Le Terrier (20), dernier inédit écrit
à Berlin l’hiver 1923-1924.
Il
s’agit d’un monologue, celui d’un narrateur-animal nourri
exclusivement des supputations sur les menaces d’un ennemi
virtuel ; un animal terré dans l’obsession de l’autre.
Le terrier est cet endroit où « sous la mousse obscure,
je suis mortel » (21). Autrement dit, les
circonstances spatiales ne sont pas sans rapport avec la
condition existentielle du personnage : l’aménagement du
lieu devient un programme de vie ; espace et temps se
trouvent intriqués dans un programme.
Point
d’autre occupation que d’agencer, de creuser les galeries,
point d’autre raison que topographique, dans une stratégie de
survie. La monstruosité est ici de situation, laquelle génère
la bête. Il n’y a donc pas d’histoire à proprement parler,
la seule péripétie étant l’apparition d’un bruit
souterrain, qui ne sera ni identifié ni localisé. Tout le
texte n’est qu’une objection sans cesse relancée aux
premiers mots, à la première assertion, l’excellence de
l’agencement : « C’est moi qui ai agencé le
terrier et il semble que ce soit une réussite » (22).
Mais
aussitôt le narrateur ajoute que rien n’est moins sûr car
quiconque en a envie peut le détruire. Tout le texte est tendu
entre l’exposé des ruses tactiques et l’instruction systématique
des objections qui reposent toutes sur la très intime
conviction de la présence menaçante de l’autre.
L’autre ?
«Une gueule concupiscente qui renifle alentour et sans trêve » ?
«Des ennemis qui sont légion» ? «Un quidam dans mon
genre»? En fait, la gueule concupiscente qui renifle alentour
et sans trêve ressemble étrangement au narrateur lui-même qui
traîne les chairs déchiquetées de ses victimes dans ses
galeries, et se réveille parfois un rat entre les dents.
L’autre
est aussi indécidable que le même. Nous ne savons ni plus ni
moins du même que de l’autre et ce que nous tenons pour
certain au sujet de l’un comme de l’autre est qu’ils sont
indécidables (couleur, forme, espèce, taille).
Pour
le narrateur, l’autre est d’autant plus menaçant qu’il
est indécidable ; et l’on voit bien que la menace est à
proportion de l’inconnu qui génère la terreur, l’absence
de repère.
Il
s’agit d’interpréter des signes ; or, tous les termes
de l’agencement ont leur point de symétrie et de réversibilité.
Envisageons-les du point de vue de l’animal, c’est-à-dire
d’un sujet : je peux fermer l’accès du terrier mais
alors je cours le risque de ne plus pouvoir fuir, de m’y
enfermer moi-même. Ouverture ou fermeture ?
Je
peux disperser mes stocks de provisions sur de petites places,
mais alors elles me gêneront un jour pour ma défense ou dans
ma course. Je peux au contraire tout rassembler en un seul lieu
et jouir de mon bien d’un seul regard, mais alors deux dangers
se présentent : soit je cède au désir de me gaver
brutalement jusqu’à en être ivre mort, soit je meurs étouffé
dans mes propres provisions et finalement ne m’échappe
qu’en mangeant et buvant. Disperser ou rassembler ? Ici
le tourniquet logique est infernal.
Je
sais qu’il y a un défaut à mon entrée : tantôt je
souhaite que la vue m’en soit épargnée (de l’extérieur,
c’est un grand trou visible qui ne mène nulle part ou
apparemment vers une masse compacte de pierre naturelle), tantôt
je « surveille l’entrée des jours et des nuits durant
de l’extérieur cette fois » (23). Faut-il être
dedans ou dehors pour parer à l’attaque des ennemis ?
Sont-ils de l’intérieur ou de l’extérieur de la terre ?
Suis-je dans ma maison ou plutôt dans la leur ? Nouveau
paradoxe logique.
Quand
je suis dehors, je ne me trouve pas devant ma maison mais devant
moi-même. Autrement dit, je me regarde comme un autre que moi-même,
comme si je pouvais m’endormir enfin, puisque je me surveille
(le même et l’autre se confondent).
Pour
ce qui est de la rencontre hypothétique enfin avec l’autre
(non pas le moi que je surveille mais l’inconnu), si « vraiment
il pousse jusqu’à moi », faut-il lui offrir mon bien
pour qu’il reparte ou plutôt, et c’est de loin préférable
car il en fera de même, se jeter sur lui « toutes griffes
et dents dehors », dans une même « fringale »?
L’autre comme moi-même n’est pas seulement animal mais
objet possible de dévoration, viande à son tour consommable,
viande virtuelle. Le combat est une fringale. Et la métamorphose
permanente du sujet se fait sous la loi du pire : homme,
animal, viande.
Cependant,
ce qui rend le monologue interminable est précisément que
l’animal est incapable de s’engouffrer dans aucune des
issues. Il est clair que l’agencement menace le sujet, menace
de prendre sa place, de devenir le principe unique. Deleuze le
formule ainsi : « Un devenir-animal qui supprime
[...] le problème du sujet, mais qui joue le rôle d’indice
de l’agencement » (24).
le
problème du sujet n’est pas supprimé ; il est rendu indécidable.
Ce qui est monstrueux ici passe bien par l’indécidabilité du
sujet. Son énergie est vouée à l’agencement : de la
pure énergie vouée à la machine. La réduction de l’animal
à des positions toujours réversibles fait de lui un devenir
sans avenir. Il ne peut envisager que des situations toujours réversibles,
menacées de retournements ; il est pris dans les sables
mouvants de l'Imaginaire et de la Terreur. Tout agencement est
toujours à réassurer : une pure énergie pour maintenir
un point étal, un calcul pour viser le point zéro.
Ce
qui est monstrueux dans ce devenir-animal, c’est précisément
cet écart toujours maintenu, cette position qui interdit autre
chose que la métamorphose, la capture, dans la métamorphose.
L’animal témoigne avec Le Terrier que rien ne se passe, rien
que la structure. La monstruosité de sa situation : être
mortel, sans histoire possible.
-
Kafka
enquête sur l’humanité et observe l’impasse.
Devenir-animal et indécidabilité se superposent :
agencer n’est pas inventer. Quand la structure menace,
l’humain peut disparaître. Et l’effet est double sur
nous lecteurs : torture interminable, vrille de
l’impasse subjective et plaisir de la captation de cet état
de non-être dans la matière du langage.
Et
les derniers mots du texte (« Or, tout est resté inchangé... »)
nous indiquent que le processus n’est pas susceptible d’une
résolution ou d’un achèvement : c’est un voyage
immobile qui ne permet que de franchir « des seuils
d’intensité » comme le disent Deleuze et Guattari, et
d’emporter la langue dans le désert. La marque littérale des
points de suspension indique que la précision s’exténue ;
il y a une intensité de la matière qui touche à la limite qui
défait le langage.
Dans
les deux cas, les œuvres que j’ai abordées résistent à
toute fiction. Elles apparaissent tout à la fois en relief et
en trouées par rapport à notre réflexion sur l’humain mais
de manière différente. Elles court-circuitent la notion
d’identité : toute trace en est abolie, rendue
impossible par le dispositif d’effacement chez Bacon au bénéfice
du surgissement de la Figure, qui n’est plus individu mais
figure générique, ou bien par la prééminence de
l’agencement intersubjectif infini dans une métamorphose
constante sous la loi du pire, chez Kafka ; et nous
entendons bien que le terrier n’est pas le terroir, lieu
mythique d’un enracinement, mais un lieu toujours problématique,
toujours à assurer de nouveau. Court-circuitant la notion
d’identité, elles nous renvoient sur deux modes différents
à notre point de départ : un monstre est un sujet aux
prises avec l’Abîme, qui s’exhibe, dans une posture
nouvelle, nous offre de nouveaux repères subjectifs.
Les
monstres de l’Art invitent donc à un travail du regard sur le
théâtre du monde. Nous disions pour commencer : est
monstrueux au sens de la norme ce qui en fait échappe au
regard. Par conséquent, est rendu visible par l’Art ce qui échappe
à la norme. Kafka comme Bacon travaillent à capturer ce
monstre incompréhensible dont parlait Pascal.
L’Art
est une école du regard. Et nous ne quittons pas le monde
puisqu’alors nous le regardons désormais à travers ces œuvres
monstres, comme à travers la part la plus vivante de
l’humain, réinventé, recapturé, redéfini, reproposé.
En
ce sens, on peut dire que l’œuvre d’art nous met à la
bonne distance de l’impensable et de l’Abîme. Et elle nous
renvoie à nous-mêmes qui nous regardons dans ce miroir tendu,
image de désarroi et de force, dénonçant, surplombant, ni
trop près, ni trop loin.
Anne
Longuet Marx: L'invention de l'humain
> Humain-inhumain
Notes
(20) Franz Kafka, Le Terrier in Un Jeûneur et
autres nouvelles, Paris, Garnier-Flammarion, 1993.
(21) Ibid., p. 126.
(22) Ibid., p. 125.
(23) Ibid., p. 137.
(24) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature
mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 151.
avec
l'autorisation de Prétentaine |