Le
texte: Trois discours sur la condition des
grands
Premier discours
Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-
la dans cette image.
Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les
habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu; et,
ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est
pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord
il ne savait quel parti prendre; mais il se résolut enfin de se prêter
à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu'on lui voulut
rendre, et il se laissa traiter de roi.
Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en
même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que
ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il
avait une double pensée: l¹une par laquelle il agissait en roi,
l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n'était
que le hasard qui l'avait mis en place oh il était. Il cachait cette
dernière pensée et il découvrait l'autre. C'était par la première
qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec
soi-même.
Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez
les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet
homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par
votre nature, non plus que lui: et non seulement vous ne vous trouvez
fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinité
de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les
mariages de ceux dont vous descendez. Mais d'où ces mariages dépendent-
ils? D'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille
occasions imprévues.
Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres, mais n'est-ce
pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu'ils les
ont conservées? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi
naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous? Cela n'est
pas véritable. Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs
qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un
droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu
d'ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères
durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous
n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.
Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est pas un
titre de nature, mais d'un établissement humain. Un autre tour
d'imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre;
et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec
la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en
possession de tous ces biens.
Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et
qu'il soit permis à un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le
maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager; et
quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer.
C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son
royaume que par l'erreur du peuple, parce que Dieu n'autoriserait pas
cette possession et l'obligerait à y renoncer, au lieu qu'il autorise
la vôtre Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est que
ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur
quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en
rende digne. Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents
à l'état de batelier ou à celui de duc, et il n'y a nul lien naturel
qui les attache à une condition plutôt qu'à une autre.
Que s'ensuit-il de là? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous
avons parlé, une double pensée; et que si vous agissez extérieurement
avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée
plus cachée mais plus véritable, que vous n'avez rien naturellement
au- dessus d'eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du
commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une
parfaite égalité avec tous les hommes; car c'est votre état naturel.
Le peuple qui vous admire ne connaît pas peut-être ce secret. Il croit
que la noblesse est une grandeur réelle et il considère presque les
grands comme étant d'une autre nature que les autres. Ne leur découvrez
pas cette erreur, si vous voulez; mais n'abusez pas de cette élévation
avec insolence, et surtout ne vous méconnaissez pas vous-même en
croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des
autres.
Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l'erreur du
peuple, s'il venait à oublier tellement sa condition naturelle, qu'il
s'imaginât que ce royaume lui était dû, qu'il le méritait et qu'il
lui appartenait de droit? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y
en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si étrange
oubli de leur état naturel?
Que cet avis est important! Car tous les emportements, toute la violence
et toute la vanité des grands vient de ce qu'ils ne connaissent point
ce qu'ils sont: étant difficile que ceux qui se regarderaient intérieurement
comme égaux à tous les hommes, et qui seraient bien persuadés qu'ils
n'ont rien en eux qui mérite ces petits avantages que Dieu leur a donnés
au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s'oublier
soi-même pour cela, et croire qu'on a quelque excellence réelle
au-dessus d'eux, en quoi consiste cette illusion que je tâche de vous découvrir.
Second discours
Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que
vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû;
car c'est une injustice visible: et cependant elle est fort commune à
ceux de votre condition, parce qu'ils en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs; car il y a des grandeurs
d'établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement
dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir
honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités
et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en
l'autre les roturiers, en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets.
Pour quoi cela? Parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente
avant l'établissement: après l'établissement elle devient juste,
parce qu'il est injuste de la troubler
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la
fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans des qualités réelles
et effectives de l'âme ou du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus
estimable, comme les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la
santé, la force.
Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs; mais
comme elles sont d'une nature différente, nous leur devons aussi différents
respects.
Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects d'établissement,
c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins
accompagnées, selon la raison, d'une reconnaissance intérieure de la
justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité
réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux
rois à genoux; il faut se tenir debout dans la chambre des princes.
C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces
devoirs
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l'estime, nous ne
les devons qu'aux grandeurs naturelles; et nous devons au contraire le mépris
et l'aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il
n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime;
mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête
homme, je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités.
Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qua lité
de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez
duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice; car en
vous rendant les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés
à votre naissance, je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mépris
intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l'injustice
consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d'établissement,
ou à exiger les respects d'établissement pour les grandeurs
naturelles. M. N... est un plus grand géomètre que moi; en cette
qualité il veut passer devant moi: je lui dirai qu'il n'y entend rien.
La géométrie est une grandeur naturelle; elle demande une préférence
d'estime, mais les hommes n'y ont attaché aucune préférence extérieure.
Je pas serai donc devant lui, et l'estimerai plus que moi, en qualité
de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentez
pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez
encore que je vous estimasse je vous prierais de me montrer les qualités
qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et
je ne vous la pourrais refuser avec justice; mais si vous ne le faisiez
pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n'y réussirez
pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.
Troisième discours
Je vous veux faire connaître, Monsieur, votre condition véritable; car
c'est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le
plus. Qu'est-ce, à votre avis, d'être grand seigneur? C'est être maître
de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir
satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins
et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu'ils se
soumettent à vous: sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement;
mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu'ils vous
rendent obtenir de vous quelque part de ces biens qu'ils désirent et
dont ils voient que vous disposez.
Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les
biens de la charité qui sont en sa puissance: ainsi il est proprement
le roi de la charité.
Vous êtes de même environné d'un petit nombre de personnes, sur qui
vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence.
Ils vous demandent les biens de la concupiscence; c'est la concupiscence
qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de
concupiscence. Votre royaume est de peu d'étendue; mais vous êtes égal
en cela aux plus grands rois de la terre; ils sont comme vous des rois
de concupiscence. C'est la concupiscence qui fait leur force, c'est-à-dire
la possession des choses que la cupidité des hommes désire.
Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu'elle
vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par
celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance
naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc
point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez
leurs justes désirs, soulagez leurs nécessités; mettez votre plaisir
à être bien faisant; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous
agirez en vrai roi de concupiscence.
Ce que je vous dis ne va pas bien loin; et si vous en demeurez là, vous
ne laisserez pas de vous perdre; mais au moins vous vous perdrez en honnête
homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l'avarice, par
la brutalité, par les débauches, par la violence, par les
emportements, par les blasphèmes! Le moyen que je vous ouvre est sans
doute plus honnête; mais en vérité c'est toujours une grande folie
que de se damner; et c'est pourquoi il n'en faut pas demeurer là. Il
faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume
de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent
que les biens de la charité. D'autres que moi vous en diront le chemin:
il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois
que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de
bien connaître l'état véritable de cette condition.
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