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Michel HENRY 

"Kandinsky et la signification de l'œuvre d'art"

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Kandinsky a donné une démonstration saisissante de la réalité subjective de tout élément objectif à propos du mouvement. La puissance mystérieuse et magique de la subjectivité abyssale de l'Être se donne à sentir en nous dès qu'elle n'est plus recouverte et dissimulée par l'écheveau des relations objectives et pratiques qui composent le monde de la banalité quotidienne. Un mouvement simple, le plus simple qu'on puisse imaginer, et dont le but n'est pas connu, agit déjà par lui-même, il prend une importance mystérieuse, solennelle. Cette action dure aussi longtemps que l'on reste dans l'ignorance du but extérieur et pratique de ce mouvement. Il agit alors à la manière d'un son pur. N'importe quel travail simple, exécuté en commun (comme les préparatifs du levage d'un poids lourd) prend, si l prend, si l'on n'en connaît pas la raison, une importance singulière et mystérieuse, dramatique, saisissante. Involontairement on s'arrête, frappé comme par une vision, la vision d'existences appartenant à un autre plan. Cette vision magique d'un autre monde qui n'est plus le monde mais comme son envers et sa face cachée, qui demeure toujours en deçà du spectacle et ne se montre jamais en lui  c'est précisément la vision à laquelle prétend l'art, ce qu'il nous donne à contempler ou plutôt, nous l'avons indiqué, à ressentir en nous comme cette réalité originelle qui est à la fois celle du cosmos et la nôtre.

La longue et minutieuse analyse des couleurs, qui occupe une bonne partie des écrits théoriques, a le même but que celle de la forme (à laquelle d'ailleurs la couleur elle-même appartient), celui de montrer que tout élément objectif et notamment la couleur noématique, ayant sa réalité originelle et son lieu de vibration (son auto-affection faisant d'elle une impression) dans la subjectivité, c dans la subjectivité, c'est en fonction de celle-ci, de sa résonance propre, que chaque couleur doit être choisie, c'est sa nécessité intérieure qui constitue la seule motivation possible de son intervention dans une peinture. Dans la Conférence de Cologne, Kandinsky raconte un souvenir significatif de ses années d'apprentissage: Souvent, dit-il, une tache d'un bleu limpide et d'une puissante résonance aperçue dans l'ombre d'un fourré me subjuguait si fort que je peignais tout un paysage uniquement pour fixer cette tache. C'est l'intensité avec laquelle il éprouve le retentissement subjectif de chaque couleur mais aussi de chaque forme qui conduisit Kandinsky à abandonner peu à peu le support objectif et ainsi l'idée même d'une peinture figurative, de façon à laisser le champ libre à la puissance de la couleur et de la forme abstraite pure, c'est-à-dire à la subjectivité de la vie.

Si tel est le but de l'art arracher le contenu intérieur et abstrait des tonalités subjectives, à leur dissolution dans la perception objectiviste, les isoler au contraire, les abstraire pour les rendre à la puissance de leur retentissement originel est un problème, dans la mesure où ces résonances intérieures ne sont précisément jamais isolées pas plus d'ailleurs que les éléments objectifs formes et couleurs noématiques qui vont leur correspondre dans le tableau. C'est donc seulement sur un plan théorique qu'on peut considérer à part chaque élément aussi bien dans l'extériorité de sa forme graphique ou picturale que dans l'intériorité de sa force subjective. Dans le contexte concret de l'œuvre au contraire cet isolement de l'élément n'existe plus, sa tonalité particulière n'est donc plus saisissable directement. Il convient alors, pour l'éprouver en elle-même, de modifier sa position, de faire jouer son entourage. Ainsi, lorsque pour suivre toujours Kandinsky, on considère un point situé au centre du Plan Originel (c'est-à-dire de la feuille de papier, de la toile), c'est seulement en déplaçant ce point vers l'un des côtés du Plan que l'on parviendra à percevoir et sa résonance propre et la résonance latente et mystérieuse du Plan Originel lui-même, l'une et l'autre jusque-là confondues et, celle du Plan notamment, méconnues.

Les difficultés relatives à la saisie de la tonalité subjective des éléments isolés ne constituent rien d'autre, toutefois, que les principes mêmes de la composition kandinskienne. Il suffit de multiplier les éléments et leurs relations possibles pour ouvrir le champ infini de l'invention plastique abstraite. Ces éléments sont au nombre de trois : la forme, la couleur, l'objet (à quoi on pourrait ajouter le Plan). Puisque chacun de ces éléments exerce, en raison de sa valeur subjective, une action sur nous, il importe que l'artiste, se substituant proprement à la Nature, mette en œuvre consciemment ces trois facteurs et combine leurs effets, c'est-à-dire l'ensemble des tonalités affectives qu'ils suscitent en nous, pour construire l'œuvre conforme à la Nécessité Intérieure, à ce qu'on pourrait appeler la composition originelle en nous de ces diverses tonalités, composition qui est à la fois la cause et le résultat de la composition plastique : un état de la Force et du pathos de la Vie en nous. En partant de cet état, c'est-à-dire des tonalités subjectives des éléments objectifs, l'artiste abstrait dispose ceux-ci selon des principes, des critères, des directions qui ne sont rien d'autre, en fin de compte, que les pulsions les plus profondes de son Âme et de son Désir.

  La signification de l'œuvre d'art, c'est d'exprimer cette Âme qui est donc, en même temps que celle de chacun, l'âme de l'univers, s'il est vrai qu'à chaque élément de ce dernier, à chaque détermination objective correspond une détermination pathétique, en sorte que le monde est la totalité de ces tonalités subjectives par lesquelles il existe réellement en nous. Comme le dit Kandinsky: Le monde est rempli de résonances. Il constitue un cosmos d'êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant .

Que ce soit là la signification universelle de l'œuvre d'art, et pas seulement celle de la peinture abstraite, cela résulte de ce que celle-ci n'a été prise qu'à titre d'exemple, que la théorie de la peinture abstraite que nous avons esquissée avec l'aide de Kandinsky est en réalité une théorie de toute peinture possible. Si l'on considère un tableau classique représentant une scène religieuse comme une adoration des mages, une déposition, etc., on voit bien que les formes (par exemple l'angle sous lequel sont présentés les personnages) et les couleurs (par exemple des vêtements) n et les couleurs (par exemple des vêtements) n'ont aucun modèle objectif et sont choisies uniquement en fonction de leur pouvoir expressif, c'est-à-dire de la tonalité subjective à laquelle chacune de ces formes ou de ces couleurs est liée par principe. Ainsi la peinture classique n'est-elle figurative qu'en apparence. Une peinture réellement figurative, c'est-à-dire dont le principe de construction serait la reproduction pure et simple d'éléments extérieurs, avec leur résonance intérieure ordinaire c'est-à-dire extrêmement faible comme cela est arrivé à certaines époques ou dans certaines écoles, s'effondrerait dans l'insignifiance.

 Une dernière remarque pour souligner le dynamisme et le caractère bienfaisant de l'art et nous rappeler aussi, malheureusement, comment les sociétés qui, comme la nôtre, se coupent de lui et de la culture en général, se trouvent menacées de ruine, de cette dégénérescence qu'on appelle la barbarie. L'art en effet n'a pas pour but d'exprimer un état subjectif entendu comme un état de fait, un état de chose, et c'est en ce sens que Kandinsky a pu dire: Je ne peins pas des états d'âme. L'art peint la vie, c'est-à-dire une puissance d'accroissement, car la vie en tant que subjectivité, c'est-à-dire en tant que s'éprouver soi-même, est justement le pouvoir de parvenir en soi et ainsi de s'accroître de soi à chaque instant. C'est la raison pour laquelle chaque œil veut voir davantage et chaque force se gonfler d'elle-même, devenir plus efficiente et plus forte. L'art est la tentative sans cesse reprise de porter chacun des pouvoirs de la vie à son plus haut degré d'intensité et ainsi de plaisir, il est la réponse donnée par la vie à son essence la plus intime et au vouloir qui l'habite à son désir de surpassement.

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