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Michel HENRY 

"Kandinsky et la signification de l'œuvre d'art"

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On ne peut aborder la question de la signification de l'œuvre d'art que si l'on a répondu à une première question : celle de sa nature ou, comme nous le dirons, de son site. Il s'agit donc de savoir dans quelle dimension d'être se déploie l'objet esthétique, quel statut il convient de reconnaître à tout ce qui peut être le contenu de cette expérience spécifique qui est celle de l'art. Or, ce problème incontournable nous met en présence d'une aporie.

D'une part l'œuvre d'art est une réalité imaginaire. Nous nous rallions ici aux indications géniales données par Husserl au paragraphe 111. Dans la contemplation esthétique de la gravure de Dürer Le Chevalier, la Mort et le Diable nous ne sommes pas dirigés vers la plaque gravée non plus que vers les figurines qui apparaissent en traits noirs sur celle-ci, mais vers de toutes autres réalités qui sont les "réalités figurées", en portrait ou encore dépeintes et qui constituent justement, non plus la gravure en tant qu'objet du monde, mais l'objet-gravure en tant qu'œuvre d'art, sa réalité esthétique. Faisons donc cette distinction essentielle entre les éléments matériels qui servent de support à une œuvre d'art, qui appartiennent au monde réel de la perception, au même titre que toute autre chose réelle et, d'autre part, l'œuvre d'art en tant que telle, qui n'a plus son site dans le monde mais précisément hors de lui, en sorte que nous disons, en ce sens, qu'elle est un pur imaginaire.

Les tesselles d'une mosaïque, le bois ou le cuivre d'une gravure, la toile d'un tableau, les couleurs qui la recouvrent, font partie du monde qui nous entoure. Mais dans l'expérience esthétique (qu'elle soit celle du créateur ou du spectateur) ces éléments matériels ne servent qu'à figurer une réalité d'un autre ordre, la réalité représentée par le tableau, la gravure ou la mosaïque. On peut percevoir la toile du tableau, examiner son grain, ses craquelures, et c'est ce qu'on fait lorsqu'on veut la dater avec précision. Dans le cas d'une peinture sur bois on supposera qu'elle est flamande si c'est du chêne, française si c'est du noyer, italienne si c'est du sapin. Dès que commence la vision esthétique toutefois, dès que la toile ou le bois devient un tableau et pénètre dans la dimension propre de la peinture, ces éléments matériels sont neutralisés, n'étant plus perçus ni posés comme objets du monde, mais comme une entité qui n'a d'autre fonction que de produire la réalité représentée dans le tableau B laquelle est, elle aussi, neutralisée, n'appartenant pas plus au monde réel que les éléments qui la représentent, constituant avec eux une seule et nouvelle dimension d'être à l'intérieur de laquelle ils sont unis par des rapports de ressemblance et qui est la dimension ontologique de l'art.

De la différence entre celle-ci et le monde réel de la perception, nous ne donnerons qu'une preuve: un très petit espace réel sur la toile peut représenter dans le tableau un espace immense, comme celui des paysages qu'on découvre à travers la fenêtre de certains primitifs flamands. D'une manière générale, c'est le tableau tout entier qui peut être perçu comme une fenêtre, comme un trou dans le monde réel, trou ou fenêtre à travers lesquels le regard se trouve déporté dans un ailleurs radical. Dans la peinture classique la différence dont nous parlons entre réel et imaginaire, et l'ailleurs dans lequel elle a pour effet de nous jeter, trouve sa première expression dans le fait que le tableau est construit de telle façon qu'il provoque une illusion, celle d'un espace à trois dimensions ou, si l'on préfère, de la profondeur là où il n'y a cependant, dans le monde réel de la perception, que la surface plane d'un mur, du bois ou de la toile.
  Par ailleurs, toute œuvre esthétique se présente, faut-il le rappeler, comme une totalité et n'est intelligible que comme telle. Dans un tableau chaque couleur ne prend sa valeur qu'en fonction de toutes les autres, qu'elles lui soient contiguës ou qu'elles nouent avec elle, en un point éloigné ou opposé de la toile, quelque relation plus subtile. De même en est-il pour chaque forme, chaque volume : tout élément de ce qu'on appelle pour cette raison une composition est nécessaire à l'apparition de celle-ci et ainsi lui appartient en un sens rigoureux. Or, voici le point qui importe et qu'il convient de souligner : cette composition est une composition esthétique, les relations dont elle est faite, les éléments entre lesquels ces relations s'instituent, sont eux-mêmes de nature esthétique, ils se situent à l'intérieur de cette dimension d'irréalité principielle qui est celle de l'œuvre. Lorsque le peintre pose une couleur sur la toile, ce n'est pas elle qu'il examine, il voit la composition, il voit en elle ce qui correspond à ce trait ou à cette tache, bref son effet esthétique, lequel s'intègre à l'ensemble des effets, c'est-à-dire à ce Tout qu'est l'œuvre. Ainsi faut-il devant un Frans Hals reculer de quelques pas jusqu'à l'endroit où ces touches largement brossées se changeront brusquement en sang d'une joue ou, sur le visage de cet Officier de la Milice de Saint-Adrien qui se tourne lentement vers nous, en l'œil de la Vie qui nous regarde à travers le temps.

La composition esthétique n'est donc pas cette sorte de palette de couleurs qu'est devenue la toile sous l'effet des coups de pinceau ou de couteau de l'artiste, mais elle n'est possible qu'à partir d'elle. Chaque élément plastique de la composition étant figuré à partir d'un élément matériel, il suppose l'existence de celui-ci. À la totalité plastique de la composition qui est l'œuvre elle-même correspond nécessairement une unité organique du substrat, à la ressemblance particulière qui s'établit chaque fois entre telle partie de la toile et son équivalent esthétique correspond la ressemblance globale de l'œuvre et de son support. Celui-ci se propose comme un continuum, il a une sorte d'unité. Ce n'est pas une unité interne, laquelle est seulement celle de l'œuvre, puisque la disposition matérielle des couleurs est déterminée par l'effet esthétique qu'elle produira. Pour cette raison, toutefois, cette disposition est nécessaire en l'état qui est le sien. C'est le continuum présenté par le substrat matériel de l'œuvre qui fait de lui l'analogon de celle-ci, ce à partir de quoi elle pourra surgir et se déployer dans la dimension d'existence qui est la sienne.

C'est la raison pour laquelle ce continuum doit être à tout prix préservé, rétabli et reconstitué lorsqu'il a été endommagé ou détruit. La restauration d'une œuvre d'art doit donc se faire en fonction de l'unité esthétique de l'œuvre et non pas du tout en tenant compte du support lui-même, en supprimant par exemple en celui-ci tout ce qui a été refait dans le passé pour ne conserver que les éléments ayant appartenu à l'œuvre originale. La restauration scientifique des œuvres d'art telle qu'on la pratique aujourd'hui en éliminant dans les fresques, par exemple, les parties reconstituées lors des restaurations antérieures, en les remplaçant par des espaces vides, c'est-à-dire par des traînées blanchâtres de ciment, aboutit en fait à leur destruction criminelle ainsi qu'on le voit en maints endroits comme à Daphni, dans les monastères serbes, à Arezzo, à Florence, etc. Cette restauration scientifique (utilisant des procédés comme le carbone 14) procède d'un matérialisme grossier qui méconnaît le statut véritable de l'œuvre d'art en tant que non-réelle, en tant qu'imaginaire pur.

À cette conception de l'œuvre d'art qui s'efforce de lui reconnaître, par une analyse phénomé nologique précise, un domaine d'existence spécifique, s'oppose cependant une autre qui a pour elle l'autorité d'un des plus grands artistes de notre temps, mais aussi la force de son évidence propre à savoir la thèse selon laquelle la dimension ontologique où se meut l'art est celle de la sensibilité. Considérons ces affirmations cruciales de Kandinsky: "C'est par la sensibilité seule que l'on parvient à atteindre le vrai dans l'art". Et encore: "L'art agissant sur la sensibilité, il ne peut agir que par la sensibilité". Ainsi les fameuses lois du beau, étant celles de la sensibilité, n'ont-elles que l'apparence de lois mathématiques, idéales et objectives. Lors même qu'on parviendrait à donner aux formes, et aux relations qu'entretiennent entre eux les éléments plastiques d'une composition, une formulation mathématique rigoureuse, celle-ci ne serait jamais que l'approximation idéale de proportions et d'équilibres qui jouent à l'intérieur de la sensibilité et qui trouvent en elle et dans ses lois propres leur possibilité, les exigences auxquelles ils répondent, leur ultime raison. Voilà pourquoi, comme le dit encore Kandinsky: "Balances et proportions ne se trouvent pas en dehors de l'artiste mais en lui" (2)

Seulement, si l'art relève de la sensibilité, s'il puise en elle ses lois propres et les exigences auxquelles elles s'efforcent de trouver une réponse, l'œuvre d'art n'a-t-elle pas du même coup son site dans le monde réel, lequel est justement le monde sensible, un monde donné à la sensibilité et se définissant à partir d'elle, à partir de ses formes et de son contenu ? Ainsi nous trouvons-nous pris dans l'aporie qui veut que l'œuvre d'art appartienne au monde réel et ne lui appartienne pas. Avant de tenter de surmonter cette difficulté dont la solution nous permettra de comprendre la véritable nature de l'œuvre d'art en même temps que sa signification, relevons quelques unes des implications de la définition de l'art comme trouvant son essence dans la sensibilité et dans la dimension d'être qu'elle circonscrit.

Il convient pour cela d'en dire un peu plus sur la sensibilité elle-même et sur le monde dont elle est la condition. La sensibilité est l'Ouverture de ce monde, la transcendance en et par laquelle naît le premier Dehors, cet avant-plan de lumière qu'est tout monde en tant que tel. La sensibilité est l'Ek-stase de l'Être. C'est bien parce que cette transcendance habite chacun de nos sens qu'ils sont capables de se dépasser chaque fois vers ce qui constitue leur objet propre (le vu, l'entendu, le touché) et de l et de l'atteindre, dans et par ce procès de transcendance donc, et ainsi dans le Dimensional ek-statique où se montre à nous tout ce qui nous offre son visage, une face ou un aspect de son être, tout ce qui se donne en tant que l'ob-jet.

Or, la sensibilité n'épuise nullement son être dans cette pure relation à un monde considérée en tant que telle et comme se suffisant à soi-même, relation dont la phénoménalité se réduirait à celle de ce monde et à son surgissement. En toute relation de ce genre, en réalité, en toute affection par un étant quel qu'il soit, affection faisant de lui un ob-jet, règne le trait de l'affectivité, lequel n'est ni surajouté ni contingent, mais détermine au contraire la sensibilité comme son propre Fond et ce qui la rend ultimement possible. Ainsi notre attitude à l'égard des choses n'est-elle jamais réductible à un pur regard et à son déplacement insensible ou indifférent. Ce regard n'est jamais un simple voir, mais précisément un sentir, un sentir les choses, et cela parce que le voir qui nous ouvre à elles est d'abord et nécessairement un voir qui se sent lui-même voyant "sentimus nos videre", dit Descartes (3),qui s'éprouve et qui s'affecte lui-même avant d'être affecté par le monde, de telle manière que la phénoménalité propre de cette auto-affection originelle est l'affectivité elle-même comme telle.

Voilà pourquoi le monde est par essence un monde sensible, parce que la relation à l'objet, soit ultimement Ek-stase de l'Être où se fonde tout monde et la relation elle-même, s'auto-affecte dans sa transcendance même, en sorte que, sur le fond en elle de cette auto-affection qui la révèle originellement à elle-même, une telle relation est par nécessité une relation affective: une sensibilité. Voilà pourquoi Kant cherchant les conditions de toute expérience possible, c'est-à-dire pour lui de tout monde possible, commença son investigation par une Esthétique transcendantale, soit par l'analyse de la sensibilité. Sans doute cette analyse se déroule-t-elle sur un plan qui est encore celui de la factualité, elle rencontre la sensibilité à la naissance du monde sans comprendre véritablement la raison du caractère sensible de cette naissance. Cette raison est là pour nous: le monde est un monde sensible parce que la relation au monde est affective selon la possibilité la plus intérieure de son déploiement ek-statique.

Si nous supposons par conséquent que l'art a son lieu propre dans la sensibilité, qu'il consiste dans la mise en œuvre de ses pouvoirs, alors nous devons dire: l'art ne constitue nullement un domaine à part, réservé aux artistes, aux esthètes ou aux spécialistes, il se recouvre au contraire avec le monde lui-même, tout monde possible en général, pour autant que celui-ci est un monde sensible, prenant sa source dans la sensibilité et porté par elle. Ainsi le monde concret où vivent les hommes tombe-t-il entièrement sous les catégories de l'esthétique et n'est-il compréhensible que par elles. C'est un monde qui est beau ou qui est laid, nécessairement; s'il n'est ni l'un ni l'autre, c'est dans une sorte de neutralité qui n'est qu'une détermination esthétique parmi d'autres, un certain état de la sensibilité à laquelle ce monde est voué dans le principe.

C'est un fait bien connu par ailleurs des historiens, des anthropologues, des ethnologues, etc., que toute forme de civilisation connue jusqu'à présent, à l'exception peut-être de la nôtre, porte en elle, comme l'une de ses activités principales, celle de l'art dont les productions sont souvent tout ce qui nous reste de ce passé bouleversant. Pourquoi en est-il ainsi, pourquoi toute culture inclut-elle en elle l'art comme une de ses dimensions essentielles? Parce que tout monde possible, et par conséquent le nôtre, est par nécessité un monde esthétique, parce que tout homme en tant qu'habitant de ce monde est potentiellement un artiste, celui en tout cas dont la sensibilité fonctionne comme la condition transcendantale de ce monde et de son surgissement. Un monde par essence esthétique, un art inhérent à toute culture, telles sont les deux premières implications de la thèse selon laquelle l'œuvre d'art relève de la sensibilité et lui appartient.

Que nous soyons dans l'aporie, on le voit à ceci que la définition de l'objet esthétique comme imaginaire pur entraîne au contraire cette conséquence tirée par Sartre de sa lecture de Husserl que le domaine de l'art étant étranger au monde réel de la perception, celui-ci n'est comme tel ni beau ni laid. Thèse difficile à soutenir, en particulier aujourd'hui. Nous vivons en effet à l'ère de la technique, laquelle ravage le monde de notre existence quotidienne, défigurant ses paysages, ses sites, ses villes, ses monuments légués par le passé, faisant surgir partout l'horrible et le hideux. Comment cette dévastation de l'univers dont nous sommes les témoins impuissants serait-elle possible si, en tant que sensible, cet univers n'était pas traversé, au moins de façon virtuelle, par des catégories esthétiques ?

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