° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/ - PHILO RECHERCHE - FAC Michel HENRY "Kandinsky et la signification de l'œuvre d'art" Avec l'autorisation de Prétentaine Site Philagora, tous droits réservé _________________________________
Semblable évidence saute aux yeux
dès qu'on s'interroge plus avant sur les raisons pour
lesquelles la technique plonge notre monde dans cet abîme de
laideur: parce qu'elle procède d'un savoir entièrement
nouveau, apparu à l'époque de Galilée et dont les présuppositions
et les décisions allaient bouleverser l'humanité de l'homme,
faisant de celui-ci ce qu'il est aujourd'hui, l'homme européen,
dont le modèle cependant s'impose à la terre entière. Afin de
parvenir à une connaissance objective du monde, cette science
galiléenne avait décidé de faire abstraction en lui de ses
qualités sensibles, de la sensibilité elle-même, pour ne
retenir, comme constitutives de sa réalité véritable, que les
formes géométrisables des choses, leurs propriétés idéales
susceptibles de se prêter à une détermination mathématique
et comme telle rigoureuse la même pour tous, universellement
valable, objective, scientifique, en lieu et place de ses
apparitions sensibles, subjectives, individuelles et
changeantes. En définissant de la sorte un monde-de-la-science
comme le seul monde vrai et réel, elle n'hypostasiait pas
seulement une abstraction pour autant que ce monde de la science
renvoie nécessairement au monde réel sensible dont il n'est
qu'une idéalisation et qui lui confère son seul sens possible
elle éliminait encore tout ce par quoi ce monde est un monde
esthétique. Organiser l'activité sociale à la lumière des
possibilités infinies offertes par la science nouvelle, mettre
en place et laisser fonctionner de tous côtés les dispositifs
instrumentaux de la techno-science, c'était introduire dans le
champ de la sensibilité des changements ne tenant plus aucun
compte de celle-ci, de sa volonté et de ses lois : un univers
par essence esthétique allait cesser d'obéir à des
prescriptions esthétiques. Tel est le principe de la nouvelle
barbarie propre à notre époque et dont la restauration
scientifique d'œuvres d'art dont nous avons parlé est comme un
cas-limite, l'exemple le plus significatif et le plus
consternant.
La seconde aporie à laquelle
conduit la thèse du statut imaginaire de l'œuvre d'art ne
concerne plus le monde réel où nous vivons, mais l'œuvre
d'art elle-même. Car si elle était un imaginaire pur et s'épuisait
en lui, au même titre qu'une image quelconque, on chercherait
en vain quel fondement attribuer à sa consistance interne, et
par là nous entendons sa lisibilité, la rigoureuse détermination
de ses parties en tant qu'éléments de la composition esthétique,
éléments dont on a montré qu'ils sont eux-mêmes esthétiques.
Ce qui caractérise l'image ordinaire, en effet, c'est que,
soutenue à chaque instant par l'acte imageant de la conscience
qui la pose et n'étant que le point-limite de cette activité,
elle ne souffre en face d'elle aucune passivité du regard et
s'effondre dès que s'interrompt l'acte conscientiel qui la crée.
Je ne puis, dit Sartre, compter le nombre des colonnes du Panthéon
dont je forme l'image.
Or, l'un des
traits remarquables de l'œuvre d'art, c'est la clarté et la précision
des détails (sur La Déposition de Fra Angelico à Saint-Marc,
je peux précisément compter les personnages de l'avant-plan,
le nombre des tours de l'enceinte, celui des maisons ou des édifices
entraperçus au-dessus de la muraille, etc.), leur localisation
rigoureuse, l, leur localisation rigoureuse, l'évidence et la
force contraignante des relations internes de la composition,
relations qui la font être proprement ce qu'elle est. Plus
significative encore est la manière dont elle s'offre à nous,
non pas en sa carence ontologique, tel le terme fragile d'une
activité sans laquelle elle sombrerait tout aussitôt dans le néant,
mais comme la massive imposition de ce qui détient, de par sa
consistance propre, le pouvoir de nous placer vis-à-vis de lui
dans la condition du spectateur, soit d'un être foncièrement
passif à l'égard de ce qu'il lui est donné de contempler et
dont il ressent en lui le pouvoir. C'est finalement de l'émotion
de l'expérience esthétique, soit de cette force avec laquelle
elle nous contraint mais que, dans le même temps, elle éveille
en nous, c'est du pathos de cette force qu'il s'agit maintenant
de rendre compte et, du même coup, d'écarter l'aporie qui nous
occupe depuis le début.
Cette aporie
consiste en ceci, rappelons-le, que l'œuvre d'art ne saurait se
réduire à son support, c'est-à-dire à cette chose matérielle
qu'est le bois, le cuivre, la toile et que, par rapport à eux,
elle se situe dans un ailleurs qui, par opposition à ce monde réel
de la perception, a été qualifié d'irréalité principielle
et, en ce sens, d'imaginaire. Cette analyse est exacte et nous
n'avons pas à revenir sur elle, mais seulement à préciser la
nature de cet ailleurs et ainsi le site véritable de l'œuvre
d'art pour que l'aporie soit levée. Que cette œuvre ne se
situe jamais dans le monde, qu'elle ne se trouve pas vraiment là
où se dis-pose son support là justement, devant nous, sur ce
mur ne signifie pas qu'elle soit étrangère à la sensibilité,
mais au contraire qu'elle puise son essence en elle, déployant
son être là où la sensibilité déploie le sien, dans
l'immanence où le voir s'éprouve lui-même en tant que voyant,
où le sentir se sent lui-même avant de sentir quoi que ce soit
d'autre et ainsi s'auto-affecte avant d'être affecté par l'ob-jet
dans cette immanence radicale de l'affectivité absolue où il
n'y a encore ni Dehors, ni monde hors de celui-ci par conséquent,
loin de tout ce qui est là, dans un ailleurs que donne à
sentir toute œuvre véritable et qui est identiquement
l'ailleurs où elle se tient et où nous nous tenons nous-mêmes:
ce que nous sommes.
C'est donc une analyse
philosophique de la sensibilité qui nous permet de vaincre
l'aporie. Que l'art appartienne à la sensibilité, que la
substance de la chose esthétique soit la sensation la couleur
pour la peinture, le son pour la musique, etc., cela nous
contraint de préciser le statut de cette sensation qui va définir
du même coup celui de l'œuvre elle-même. Or, malgré
l'apparence, la sensation où s'enracine le monde sensible n'est
cependant rien de ce monde. Nous disons que l'arbre est vert,
que la rue est sonore, que la laideur nous fait souffrir. Mais
dans les choses on ne trouve ni couleur, ni son, ni souffrance.
Couleur, son, souffrance, il ne peut y avoir que sentis, éprouvés
ou vécus, là donc où quelque chose se sent et s'éprouve
soi-même de manière à pouvoir sentir et éprouver quoi que ce
soit d'autre: dans l'essence préalablement déployée de l'auto-affection
en tant que la subjectivité absolue, en tant que la Vie.
Pour clarifier définitivement le
site de l'œuvre, nous distinguons donc de façon rigoureuse ce
que nous appellerons l'être-originel et l'être-constitué de
la sensation, ou de l'impression. L'être originel de
l'impression est son s'éprouver soi-même, l'auto-impression en
laquelle elle se sent elle-même sans distance, dans un sentir
primitif qui est son affectivité même. Ainsi est-ce toujours
par la douleur que nous connaissons la douleur, par la couleur
que nous connaissons la couleur, etc. L'impression
originellement donnée à elle-même par son affectivité est
cependant susceptible de nous être donnée une seconde fois par
un regard, par une intentionnalité et cela se produit
lorsqu'elle glisse au passé et que le premier écart du temps
nous en sépare, qu'une "rétention" nous la pro-pose
comme tout juste passée, quand elle apparaît dans le monde
ensuite en tant que l'une de ses qualités sensibles : le vert
de l'arbre, le bruit de la rue.
Il faut redire ici cependant que
la qualité sensible de la chose réelle, objective, n'est
possible que comme la pro-jection dans l'extériorité, par une
intentionnalité constituante, de ce qui n'existe originellement
qu'en son auto-affection et par elle. La qualité sensible en
tant que propriété noématique de l'ob-jet est précisément
l'être-constitué de la sensation, lequel renvoie à son être
originel et le suppose. Mais parce que la qualité noématique,
la couleur noématique par exemple, n'est que la représentation
extérieure de ce qui n'existe en soi que dans l'intériorité
de sa subjectivité, elle est un irréel, comme l'a reconnu avec
profondeur Husserl, et avant lui Descartes. Ainsi s'éclaire
brusquement devant nous l'irréalité principielle de l'œuvre
d'art comme ne devant plus être pensée à partir de la réalité
de son support matériel et dans son opposition à lui, mais au
contraire à partir de la subjectivité entendue comme l'auto-affection
de la vie. Irréelle, l'œuvre d'art l'est aussi longtemps que
nous nous méprenons sur son lieu véritable, que nous la considérons
dans son appartenance au monde, là où couleurs et formes se
proposent comme des propriétés transcendantes, comme des
caractères noématiques de l'objet d'un ob-jet qui, en tant que
l'œuvre, se confond avec ce noème, avec ces couleurs et ces
formes irréelles. Réelles, elles le sont là où toute couleur
et toute forme a sa réalité originelle, où elles s'éprouvent
elles-mêmes dans le pathos de leur subjectivité vivante.
De tous les grands
créateurs et théoriciens de l'art, c'est Kandinsky qui nous
permet d'aller le plus loin dans l'intelligence du statut de l'œuvre
et ainsi de sa signification véritable. Son intuition décisive
consiste justement dans la reconnaissance du site propre de l'œuvre
d'art comme constituée par sa subjectivité, elle-même
comprise comme le pouvoir de s'auto-impressionner, de s'éprouver
soi-même, de "résonner" dit Kandinsky, de
"vibrer". Une telle subjectivité n'est rien d'autre
que la vie. Parce que la vie constitue à la fois la forme et le
contenu de son affection originelle, elle est autonome, et c'est
cette expérience pathétique primitive, dans sa suffisance intérieure,
qui définit à la fois le site de l'œuvre et son contenu: L'élément
intérieur de l'œuvre est son contenu (4). Or, c'est
l'autonomie de ce contenu en tant que, dans son auto-affection
immanente, il n'y a encore en lui rien d'autre que lui, ni
dehors ni monde, que Kandinsky désigne sous le terme
d'abstraction. Abstraction veut donc dire pour le maître du
Bauhaus exactement le contraire de ce que nous entendons
ordinairement par ce terme. Abstraire pour la tradition, en
effet, c'est mettre à l'écart des éléments ou des caractères
initialement immergés dans un tout, dans le Tout du monde, et
cela afin de les considérer en eux-mêmes, de leur attribuer
une valeur particulière. C'est de cette façon qu'on explique
habituellement la genèse de la peinture abstraite et sa venue
historique dans l'art moderne. Un travail effectué sur notre
perception du monde extérieur et prenant ainsi son origine en
lui aurait abouti à ne retenir de lui, ou du moins à privilégier,
que la lumière, ou certaines impressions, ou des formes géométriques.
Alors que l'abstraction kandinskienne implique la mise hors-jeu
globale du monde, laquelle ne nous laisse pas pour autant en présence
d'un néant, mais de ce que nous sommes en notre être le plus
profond.
L'œuvre d'art
pourtant n'est-elle pas constituée d'éléments, de formes, de
couleurs, que nous apercevons dans le monde, que nous voyons
devant nous, devant notre regard? Kandinsky appelle formes ces
constituants extérieurs de l'œuvre et il en distingue deux:
"La forme dessinée et la forme picturale"(5)La forme
dessinée et la forme picturale"(5). Or, ce sont ces éléments
extérieurs de l'œuvre qui sont abstraits au sens ordinaire du
mot, qui n'ont par eux-mêmes aucune suffisance d'être : ils ne
subsistent jamais par leur propre force, livrés à eux-mêmes
en quelque sorte. Où trouvent-ils donc la puissance qui leur
confère l'être ? Dans la subjectivité précisément, dans la
vie en laquelle toute couleur mais aussi toute forme s'auto-impressionne
elle-même, résonne et vibre en elle-même, avant de se présenter
dans l'extériorité sous l'aspect de cette couleur et de cette
forme que nous croyons voir, mais que nous ne voyons en réalité
que pour autant que nous ne cessons de les sentir en nous, là où
elles se sentent et s'éprouvent elles-mêmes: dans la vie.
Kandinsky appelle son, sonorité, résonance, ton, cette
subjectivité invisible de la vie où l'impression, qu'elle soit
celle de la couleur ou de la forme, puise son être originel.
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