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Jürgen HABERMAS

"Le travail d'une raison autocritique"

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Cette évolution mondiale coïncide avec une situation très particulière en RFA. À la différence des États d’Europe de l’Est, qui doivent résoudre leurs problèmes sur la base d’une indépendance politique reconquise, l’Allemagne, engagée dans le processus de sa réunification, se trouve pour ainsi dire face à elle-même. Parviendra-t-elle à sortir seule de cette situation?

Étant les partenaires les plus proches de la France et membres de la CEE, nous ne sommes heureusement pas seuls. De plus, pour un pays comme le nôtre, dont l’économie est fondée largement sur l’exportation, la souveraineté nationale formellement rétablie est quelque peu fictive. D’un autre côté, de telles fictions ont parfois leur poids propre, lorsqu’elles touchent l’imagination des masses, ou même seulement celle des élites. Certains se remettent à rêver d’une Allemagne devenant à nouveau une grande puissance au centre de l’Europe. C’est pourquoi il est important d’observer la mentalité politique qui sera celle des Allemands au sortir de cette rencontre avec eux-mêmes. De nombreux Allemands de l’Ouest ont l’impression de rencontrer à l’Est une part de leur propre passé.

Cela suscite à la fois des souvenirs légitimes et des sentiments nostalgiques, mais aussi des affects inconscients qui semblaient être oubliés depuis longtemps. Même parmi les intellectuels, on rencontre des sentiments bizarres, comme le soulagement d’avoir surmonté, en même temps que la division nationale, une prétendue aliénation culturelle, nous permettant aujourd’hui seulement de revenir à ce qui nous est propre. Au lieu de laisser se développer de telles idées, il faudrait ouvrir un débat sur le rôle de la nouvelle Allemagne. Une telle explication aurait dû avoir lieu dans le cadre d’un débat sur la Constitution. Cela n’a pas été possible, en raison de la précipitation avec laquelle la réunification a été mise en œuvre.

Dans ce contexte, comment jugez-vous le changement du droit d’asile Voyez-vous une évolution identique à la France, où le gouvernement, avec sa réforme du code de la nationalité, a mis en cause le droit du sol en vigueur depuis la Révolution?

En effet, dès que le gouvernement français a changé, Charles Pasqua a agi très rapidement. En tout cas, en République fédérale, la manière dont les partis conservateurs ont utilisé ce thème du droit d’asile contre une opposition impuissante a été extrêmement dommageable. Devant l’arrière-plan des changements de mentalité déjà évoqués et d’un potentiel de conflits sociaux accumulés depuis l’unification, la dramatisation sans scrupule de ce thème a encore accentué une montée de la xénophobie et de l’antisémitisme qui n’en avaient pas besoin. De toute façon, il n’y a pas de solution simple du problème de l’immigration.

Mais, quoi qu’on pense du changement du droit d’asile décidé par le Parlement fédéral, deux choses sont nécessaires en Allemagne. D’une part, il nous faut une politique d’immigration ouvrant de nouvelles options juridiques, afin d’éviter que tout immigrant soit obligé de demander l’asile politique. D’autre part, il nous faut faciliter la naturalisation des travailleurs étrangers que nous sommes allés chercher en Europe du Sud-Est depuis le milieu des années 50. Ils vivent chez nous dans le rôle paradoxal d’Allemands ayant un passeport étranger et ont peur aujourd’hui d’être, comme à Mölln ou à Solingen, les victimes d’agressions incendiaires de l’extrême droite.

Comment combattre le racisme en Allemagne, et plus généralement en Europe Est-il à vos yeux de même nature que celui des années 30?

À la seconde question, je répondrai par oui et non. Bien que les agressions et les meurtres sur fond de terrorisme de droite aient été plus fréquents en Allemagne de l’Est, les charges catastrophiques qu’y subissent des régions aujourd’hui désindustrialisées, avec un taux de chômage régional allant jusqu’à 40%, offrent au moins une explication. En revanche, dans l’ouest de l’Allemagne, les conditions n’ont pas changé. Là, ce sont des écluses qui se sont ouvertes en effet, les vieux préjugés, qui avaient été soumis à une censure informelle, ont rejailli. Or si cela est vrai, la haine actuelle de tout ce qui est étranger ou quelque peu déviant présente une généalogie qui — en passant par des traditions peu spectaculaires — remonte jusqu’à l’époque nazie, et probablement plus loin encore.

D’un autre côté, la comparaison avec les années 30 est fausse. En effet, depuis le début des années 60, la mentalité politique de la population d’Allemagne fédérale s’est manifestement libéralisée. Par suite de la révolte des étudiants, ce changement d’attitude a touché une grande partie de la population. Reste à savoir si ce progrès de la civilisation politique observable dans l’ancienne République fédérale se poursuit, aujourd’hui, après l’unification de l’Allemagne. L’attitude que l’Allemagne fédérale adopte à l’égard des valeurs occidentales en est un bon indicateur. En disant cela, je pense aux liens intellectuels avec l’Ouest, plus encore qu’à la politique étrangère.

Cette dernière est également importante. Quelle devrait être selon vous la place de l’Allemagne dans le contexte international?

Nous devrions faire avancer l’union politique de l’Europe, mais en évitant de le faire par des moyens administratifs, sans soutien populaire. Dans la mesure où les résistances se développent, y compris en République fédérale, il nous faut un débat public sur le développement futur de la Communauté. Ce développement doit certes passer par Maastricht, mais en visant une démocratisation résolue des institutions bruxelloises et une interpénétration politique effective des espaces publics nationaux en Europe. Par ailleurs, l’armée allemande devrait participer aux interventions de l’ONU. Mais il faudrait faire en sorte que l’ONU se transforme rapidement en organe exécutif, au lieu de s’en tenir à des résolutions. Pour être reconnue comme une force neutre, garante de l’ordre mondial, l’ONU doit être capable d’agir au moyen d’une armée placée sous son propre commandement. Ce sont là deux exemples d’un programme alternatif à une politique étrangère qui pourrait se développer chez nous, orientée vers l’Est et militarisée dans l’esprit de la nouvelle souveraineté.

En tout cas, l’état interne assez flou de la République fédérale, avec des alternatives qui restent singulièrement confuses, est plutôt malsain. Pour l’instant, le mot d’ordre inquiétant selon lequel "l’Allemagne devient plus allemande n’exprime qu’un état d’esprit vague, assourdi par nos propres problèmes internes."

Jürgen Habermas- Professeur de philosophie et de sociologie - Université de Francfort/Main
Le Monde, 14 septembre 1994. Propos recueillis par Roger-Pol Droit et Jacques Poulain. Traduit de l'Allemand par Rainer Rochlitz.

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